Lecture de Jean-Michel Delacomptee tiré du livre Figures d'écrivains, dirigé par Étienne de Montety.
Découvrez un portrait inédit de la littérature française. La visage, la plume et la voix de 70 grandes figures des lettres réunies pour un cadavre exquis historique.
Pour en savoir plus : https://www.albin-michel.fr/figures-decrivains-9782226436351

Personne n'ignore que les cancres sont à leur affaire dans les classes turbulentes, où les élèves méritants se noient. Le jacassement distrait le groupe, le chahut le désintègre. Faute de silence, pas de réussite. Les monastères fondent la piété sur cette règle évidente : pour accueillir la parole divine, il faut se taire. Pareillement, le silence s'impose pour accueillir celle du maître. Impératif battu en brèche : les salles de cours sont des volières. Interdire aux élèves de téléphoner en classe semble à beaucoup un sacrilège. Enseigner, métier à risques : quelle meilleure preuve du discrédit qui fait du savoir une guenille et du silence un joug ?
Les élèves transportent la société tout entière dans leurs cartables : ses gadgets, ses PlayStation, ses iPad, ses jeux en ligne, son tumulte.
Il est certain que, dans un environnement bruyant, l'inspiration s'alourdit et que les méninges se traînent. Élaborer un plan complexe requiert une paix confiante. Même un questionnaire à réponses multiples en réclame. Ni l'attention ni la raison ne résistent aux ailes d'un moustique. Pascal, dans ses Pensées, à propos du philosophe: «Ne vous étonnez pas s'il ne raison ne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. »
Il faut vivre en live. La vitesse croissante de circulation des données, des informations, des transferts financiers, des échanges commerciaux nous dérobe le temps que pressure l'actionnaire. Les délais sont proscrits, la flânerie paresseuse, la syntaxe superflue. Les longues phrases, avec leurs entrelacements de propositions, rejoignent la langue châtiée au rayon du temps perdu. Proust qui, écrivant dans son lit, boulevard Haussmann, protégé des bruits de la rue par les plaques de liège qui couvraient les murs de sa chambre, parle dans Sodome et Gomorrhe de « la plénitude nourricière et
charmante du silence », n'aurait plus même l'idée d'écrire La Recherche. Trop de subtilités, trop de détours. On le prendrait pour un esthète, pour un nuisible. Des phrases longues d'une page! Solution : en faire un téléfilm, de qualité si possible.
Un loisir improductif est, d'un point de vue économique, un scandale. On a troqué la plume contre l'ordinateur et le plomb d'imprimerie contre l'électron : gain de te mps fabuleux. Mais au prix fort : la surface des écrans supplante les plis du papier, la vidéosphère la graphosphère, la vie immédiate la longue durée. Les experts succèdent aux savants, les bateleurs aux poètes, l'émotion réflexe à la pensée construite, l'usage du pidgin à la maîtrise de la langue, et l'apoplexie sonore aux méditations.
Quant à ceux qui souhaitent encore lire, écrire, ou simplement converser comme des sages, qu'ils vivent sous cloche.
Nous héritons des livres dont la lecture, en notre jeunesse, a exercé sur nous son empire. On devient pour une part ce qu'ils ont imprimé en nous. Ils nourrissent les attentes, les émois qui naissent d'une rencontre. Que la littérature vienne à disparaître, nos songes crieront famine. Et l'on apprend à aimer comme on apprend à lire : dans les livres, tôt, parmi d'autres enfants.
On peut aussi se boucher les oreilles. [... ]
Seulement, la perspective de travailler avec des obturateurs plantés dans le cérumen vous décourage [ ... ]
Pour respirer, la pensée a besoin d'air. La frustrer de l'atmosphère ambiante l'étrangle. Le silence artificielle ampute les facultés.
Quand une langue oublie qu'elle a un passé et ne sait plus d'où elle vient, elle ne sait plus où elle va. Déracinée, hors sol, elle n'a plus d'énergie, ni richesse de sens. Elle est condamnée à traduire des données immédiates à usage essentiellement pragmatique.
Il faut être sourd, distrait ou mort pour ne pas s'apercevoir que l'époque est au vacarme. (...)
A l'instar des glaciers, des grands singes anthropoïdes et de la tulipe sauvage, le silence est une espèce en voie d'extinction. (p. 16)
La première qualité du courtisan accompli est de savoir masquer ses jugements. Se confier présente toujours un risque. Émotions, sentiments doivent rester tapis au fond de soi. Le bon courtisan est un être double, triple, une enveloppe à ne jamais décacheter. Ses paroles, son visage couvrent la vérité d’un voile qu’il craint d’ôter même dans l’intimité. Il n’a nulle part où se découvrir sans danger. Le théâtre de la cour ne baisse jamais le rideau.
D'ailleurs, débuter la journée par la lecture de ces rubriques où la curiosité s'attarde sur les âges et les causes de décès avec soulagement lorsqu'il s'agit d'une cause accidentelle ou de personnes très âgées, n'est-ce pas un moyen de se sentir, par comparaison, superbement vivant ? Ou encore, il s'agit de se représenter sa propre disparition tout en la refusant, de se la figurer sans y croire. Ou de compatir fugitivement au malheur d'autrui pour mieux s'en préserver, exorcisme aussi naturel qu'inutile. A moins, plus simplement, que ce ne soit une façon un peu mélancolique de partager la condition humaine en éprouvant ce qu'elle a d'inéluctable. (p.31)
L'indicible sanglote en nous. Ce qu'on n'a pas dit, ce qu'on voulait dire, ce qu'il aurait fallu dire, le silence volontairement gardé ou gardé malgré soi, par crainte, pudeur, agenda chargé, négligence. Il y a quand même, quelquefois, à l'improviste, une image qui s'empare de nous. Un fait par lequel l'image du défunt surgit, une scène dans un film, une conversation entre amis, l'épisode d'un récit dans une réunion de famille, les mimiques d'un inconnu, et alors on étouffe, et ce qui nous écrase éclate en sanglots. Mais plus généralement, ce sont, je crois, les mots qu'on a tus. On a différé, on n'a pas osé, on a omis, on s'est contenté de peu, on n'a pas dit ce qu'on aurait dû, ou pas assez.
Et maintenant, c'est fini, les mots manqués nous manquent, moments irrécupérables qu'on n'a pas su ouvrir aux paroles qu'on devait prononcer et auxquelles, souvent sans claires raisons, on a renoncé. (p.61)
La nostalgie pourrait survenir à l'évocation de l'enfance et de la jeunesse, mais, assurément, ce n'est pas elle qui me guide. Je me demande pourquoi ce qu'on a aimé reste si fort en nous, au point de nous contraindre à y penser sans fin. Les jours anciens s'en sont allés et pourtant ils existent, ils sont notre présent au sein même de l'absence, aussi sensibles ou presque, aussi palpables, que s'ils étaient actuels. Ce qui fut, ce qui est, mêlés dans une union parfois exténuante. Comme un mirage, une hallucination.
On n'écrit pas pour soi, mais pour les autres. Pour les morts qui subsistent en nous, et pour les vivants qui nous lisent. Même les manuscrits volontairement laissés sans lecteurs au fond des tiroirs s'adressent à quelqu'un. A des parents perdus, à des passions anciennes, parfois à des proches qui ne l'apprendront jamais. Et c'est encore plus vrai quand on écrit en hommage à des défunts aimés ou admirés. Les livres alors, comme le font les poèmes, dressent des tombeaux. Ils ne recouvrent pas de marbre les morts, ils les revêtent d'une douce ferveur. Ce sont des urnes à portée de main qu'il nous suffit d'ouvrir, où nous plongeons nos souvenirs, et dont les cendres sont les mots.(p.170)