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Citation de Toocha


Gregorios était professeur de latin et de grec ancien dans une dizaine de cours privés. Cette activité le faisait courir d'un bout à l'autre de la région parisienne pour dispenser son précieux savoir. Les seules écoles qui lui proposaient du travail étaient tenues par des prêtres ou des bonnes sœurs qui mettaient un point d'honneur à maintenir actif l'enseignement des langues mortes mais Gregorios haïssait les églises en général et les curés en particulier. A son arrivée à Paris, ancien professeur de français au lycée de Patissia à Athènes, Gregorios s'attendait à être accueilli à bras ouverts. L’Éducation nationale lui avait répondu qu'il n'avait pas les diplômes requis pour enseigner en France. Le seul boulot qu'il avait trouvé, c'était à Sainte-Thérèse, une institution pour jeunes filles comme il faut du XVIe arrondissement. Son recrutement avait été d'une rapidité miraculeuse. Le père directeur l'avait fait asseoir devant lui, l'avait toisé et, sans formalités, avait commencé à lui parler en latin. Gregorios lui avait répondu du tac au tac et, pendant une heure, ils avaient bavardé. Le père directeur l'avait recruté sur-le-champ, lui faisant confiance pour le grec qu'il ne pratiquait pas. A chaque fois qu'ils se croisaient, ils échangeaient dans la langue de Virgile.
- Tant que nous parlerons ensemble, lui disait-il en latin, ce ne sera pas une langue morte.
Gregorios devait avoir une façon personnelle et vivante d'enseigner. Ses élèves avaient eu au baccalauréat des notes qui dépassaient, et de loin, leurs pitoyables et habituels résultats. Ce fut le point de départ de sa nouvelle carrière. Le père directeur qui l'avait pris en affection lui avait obtenu un permis de séjour et une carte de travail en un rien de temps. Il était si content de ses services qu'il l'avait recommandé à ses collègues de l'enseignement catholique. Gregorios était devenu la référence incontournable pour les humanités des institutions religieuses de l'archevêché de Paris. Plus on le réclamait, plus ça le mettait dans une rage proche de l'apoplexie. Il dissimulait sa répulsion pour les soutanes, leur prêchi-prêcha et ces familles bien-pensantes pour qui le catéchisme était fondamental, en se disant, pour se soutenir dans son calvaire quotidien, que ces religieux n'étaient pas grecs et n'avaient rien à voir avec les monstruosités commises dans son pays et bénies par l’Église orthodoxe. Il était mal payé et complétait son revenu en donnant des leçons particulières à ses débiles d'élèves. Il rencontra ainsi le père désespéré d'un de ces imbéciles qui fut émerveillé par son savoir et lui demanda de devenir sa plume. Gregorios hésita. C'était un député poujadiste, ignare, stupide et réactionnaire, dont l'unique conviction était de détester les rouges. Il accepta sous la pression comminatoire de son épouse et parce que les Grecs ont inventé le discours. C'était sa façon de poursuivre l’œuvre de Démosthène et de Périclès. Il truffait ses allocutions de citations grecques et latines qui faisaient l'admiration des parlementaires unanimes, lesquels applaudissaient avec chaleur ce collègue si cultivé. Il nous prenait à témoin de ses cas de conscience et de ses dilemmes. Pavel, qui était son meilleur ami et son partenaire attitré, l'écoutait avec politesse. Très vite, ses soliloques se terminaient par un :
- Si je dis ce que je pense des curés, ils me foutront à la porte. Je suis coincé.
- Ce n'est pas grave, lui répondait-il. Tu n'es ni le premier ni le dernier à te vendre pour un plat de lentilles. [...]
Gregorios aurait pu retourner en Grèce après l'amnistie. Mais il était tombé amoureux de Pilar, une jeune femme discrète aux traits fins, fille de réfugiés républicains et qui enseignait l'espagnol dans un de ces cours privés. C'était une famille fréquentable. Ils pouvaient se raconter les trahisons, les horreurs et les ignominies de leurs guerres civiles respectives. Gregorios découvrit sans surprise que l’Église catholique espagnole valait en abominations et en abjections son Église orthodoxe grecque. Pour les beaux yeux de Pilar qui voulait pas se séparer de sa famille, il renonça à retourner au pays et se transforma en Parisien. Ils se marièrent et, pour lui faire plaisir et en dépit de ses convictions, il accepta le mariage religieux. Ses amis se moquèrent de lui. Il se fâcha avec eux. Ils s'installèrent dans un petit appartement à la porte de Vanves et eurent trois enfants. Pilar se transforma en bigote imprévue et intraitable qui le traînait à la messe et aux vêpres sans lui demander son avis, ne ratait aucune fête et vouait une vénération mystique à Jean XXIII. Entre Pilar, son député devenu gaulliste de gauche et ses curés nourriciers, Gregorios avait peur de se renier, de finir calotin et subissait cette triple calamité telle une fatalité. Un fardeau qu'il portait comme Sisyphe, les Grecs, en plus de la sculpture, de la littérature, de la philosophie, de l'architecture, de la politique, de la stratégie, du sport et des compétitions sportives, ayant aussi inventé la mythologie.
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