Jean-Michel Lecocq invité de l'écrivain Youcef ZIREM. Berbère TV - Graffiti - vidéo
Emission - Graffiti - du 16 mai 2013
La lecture dépoussière l'ignorance et balaie les préjugés.
Quand l’avion eut quitté la piste et que les dernières collines de Santorin eurent disparu, François sentit son corps entier se détendre et une vague de bien-être l’envahir. Avant de plonger dans une douce somnolence, il eut une pensée pour le conservateur encore inconnu de lui qui serait la prochaine victime. Car il le savait, il y aurait encore des meurtres et, à cet instant où l’avion avait enfin terminé son ascension, quelque part dans le monde, l’assassin connaissait déjà le nom de sa prochaine victime.
Avant de quitter la galerie, il avait éprouvé le besoin d’appeler son ami Stringler. Il savait qu’à cette heure matinale, il joindrait facilement l’Américain. Comme lui, c’était un lève-tôt et un travailleur infatigable qui passait le plus clair de ses nuits à sa table de travail. Il l’imagina penché sur son bureau, peaufinant l’article à paraître dans le prochain numéro. Celui-ci consacrerait le succès ou l’échec d’une exposition ou bien propulserait vers la gloire un jeune talent découvert la veille. Le critique d’art ne serait pas étonné d’entendre sonner son téléphone, non plus que de trouver au bout du fil son vieil ami Lemel dont il savait que le biorythme était identique au sien et qui avait coutume de l’appeler à cette heure matinale.
Enfin, François Lemel n’en finissait pas d’être surpris par le comportement de ces prétendus amateurs de peinture qui investissaient ainsi des coquettes sommes dans des tableaux sans valeur. Il mettait cette démarche au compte d’une confiance aveugle d’une partie de ses contemporains dans les lieux de culture officiels, pensant sans doute qu’un musée ne pouvait détenir que des œuvres vouées à la postérité. La bêtise de ces spéculateurs avait permis aux musées de survivre et, pour certains, de redorer leur blason.

Miraucourt faillit s’étrangler. Il s’était retenu d’exploser et de hurler à la face de cet intellectuel certes brillant mais un tantinet irresponsable qu’il n’était ni son larbin, ni son souffre-douleur, que son statut de simple commissaire délégué de l’exposition ne l’autorisait pas à lui compliquer la vie au-delà du raisonnable, qu’il était encore le patron dans ce musée et que, s’il participait à la préparation de l’exposition, c’était bien parce que lui, Miraucourt, l’avait voulu et que la délégation qu’il lui avait consentie pouvait s’achever là, de manière irrémédiable, s’il n’adoptait pas un ton un peu moins arrogant. François Lemel semblait avoir deviné le courroux qui agitait le conservateur.
- Je pensais vous avoir aidé à décrocher un bon budget, non ! Avec ça, un homme de votre trempe devrait faire des merveilles ! ajouta-t-il en guise d’adieu.
Et il quitta le musée avant que le conservateur eût le temps de lui répondre.
François Lemel dont la compétence en matière de peinture moderne n’était plus à démontrer avait diversifié ses activités en acceptant des tâches temporaires. La rétrospective des œuvres de Dufy prévue au musée de la l’Annonciade au printemps en faisait partie. André Miraucourt, le conservateur, aux prises avec la préparation de deux autres manifestations, avait proposé à François Lemel de venir l’aider à mettre en place la rétrospective Dufy. Le galeriste était tenu pour l’un de ses meilleurs spécialistes. Ce serait autant de disponibilité de gagnée pour Miraucourt qui devait faire front à une exposition didactique sur la restauration des peintures en juillet et à une exposition de son fonds Signac en septembre.
- De la façon dont se présentent les choses, avec ce commanditaire qui me fait galoper aux quatre coins de la France et de l’Europe, il va bien falloir que Miraucourt mette un peu la main à la pâte s’il veut que sa rétrospective Dufy ait lieu, avait-il affirmé avec flegme à moins que ce ne se fût avec fatalisme dont Jane ne l’aurait jamais cru capable.
- Tu me surprendras toujours, lui répondit-elle. J’ose espérer qu’en courant deux lièvres à la fois, tu ne vas pas le laisser tomber !
- Bien sûr que non ! Mais je te rappelle que c’est toi qui m’as branché sur le second lièvre.
François y retrouvait, dans la composition du tableau, une curieuse parenté avec « La Charmeuse de serpents » et « La Eve » que le Douanier Rousseau avait peintes un siècle plus tôt. Curieusement, le format du « Paradis perdu » était identique à celui de « La Charmeuse de serpents ». Il est vrai que l’influence des grands de la peinture était telle qu’on la retrouvait fréquemment dans des toiles de second ordre.

Loin de les ramener à de meilleures dispositions, cette expérience les avait confortés dans leurs penchants morbides et dans leur haine de leurs semblables. Au terme de leur internement, ils avaient prix la route, espérant rencontrer, dans cette vie d’errance, d’autres compagnons susceptibles de les aider à matérialiser leurs délires. Jusqu’à leur rencontre avec Pat, ils n’avaient réussi qu’à se marginaliser de plus en plus, sans trouver les moyens de concrétiser leurs fantasmes. Manque d’envergure mais aussi d’imagination. Ludovic Marty et Anthony Level n’étaient que des velléitaires, incapables de passer à l’acte sans que quelqu’un leur tînt la main. De menus larcins en petits trafics, faisant à l’occasion la manche, ils s’étaient enfoncés dans une marginalité croissante qui les avait fait s’échouer à Florac, point de ralliement de bon nombre de leurs congénères.
Un jour, Pat avait fait irruption dans leur existence, leur proposant d’accomplir le rêve de leur vie. Ce qu’ils n’espéraient plus allait se réaliser.
La journée du samedi à Villecroze s’était déroulée sous le signe de l’agitation.
Celle des habitants, d’abord, que l’on avait vus déambuler dans les rues, aller les uns chez les autres pour échanger leurs sentiments sur l’article de La Gazette, attendre le passant sur le pas de porte pour le héler, recueillir ses impressions et confier les siennes. Ceux qui avaient acheté le journal se faisaient un plaisir de le prêter à ceux qui ne l’avaient pas encore lu. Tous les Villecroziens étaient unis dans un même papotage qui avait occupé tout un chacun depuis le tôt le matin jusqu’à tard en fin de journée. Tandis que les uns s’offusquaient des allégations du journaliste, d’autres commençaient à répandre le soupçon.