Jean-Michel MAULPOIX En son for intérieur (France Culture, 1996)
Lémission « Poètes en pied », série dété de « For intérieur », par Olivier Germain-Thomas, diffusée le 3 août 1996. Invité : le poète en personne.
Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l'unique objet de perpétuer la Poésie française.
Quand la lumière aura versé
ses deux dernières larmes de cire,
je prendrai tes mains,
baiserai tes yeux,
et tu mordras dans mes lèvres.
Ayant roulé l’un contre l’autre
nos deux amours gorgés de nuit,
nous allumerons “l’aube”
pour nous regarder
L’azur, certains soirs, a des soins de vieil or. Le paysage est une icône. Il semble qu’au soleil couchant, le ciel qui se craquelle se reprenne un instant à croire à son bleu. Un jour inespéré se lève tandis que sur la mer la nuit prend ses appuis.
Les femmes aux yeux noirs ont le regard bleu.
Bleue est la couleur du regard,
du dedans de l’âme et de la pensée,
de l’attente, de la rêverie et du sommeil.
Il nous plait de confondre toutes les couleurs en une.
Avec le vent, la mer, la neige, le rose très doux des peaux, le rouge à lèvres des rires, les cernes blancs de l’insomnie autour du vert des yeux, et les dorures fanées des feuilles qui s’écaillent, nous fabriquons du bleu.
Nous rêvons d’une terre bleue, d’une terre de couleur ronde,
neuve comme au premier jour,
et courbe ainsi qu’un corps de femme.
(p38)
Neuf jours sur la mer comme dans une église.
Seul avec les dieux, avec leur absence.
La pression de leurs mains invisibles sur mes épaules.
Seul à comparaître devant le bleu.
Dans le grand dimanche de la mer.
Buvant l'espace comme un ivrogne.
Des goulées d'angoisses et de croyance.
Désireux d'ajouter encore du ciel au ciel et de l'eau salée à la mer …
J'aime allumer une cigarette au milieu de la mer.
C'est un minuscule point rouge sur le bleu.
Un point d'incandescence, de grésillement et de chaleur.
Il signifie que j'existe :
je suis une graine, une pépite d'homme, une parcelle d'âme en larmes,
prête à s'agenouiller comme à disparaître.
(p103)
Ce bleu qui nous enduit le cœur nous délivre de notre condition claudicante. Aux heures de chagrin, nous le répandons comme un baume sur notre finitude.
Les mots parfois se précipitent.
La page bleuit, s’étale, se déplie, s’allonge, bientôt plus vaste que la mer. Elle se lève et forcit. Elle prend vers le ciel son essor. On voudrait croire alors qu’elle n’est plus ce vain chemin d’encre qui se hasarde vers nulle part, mais le cœur retrouvé de l’amour.
(...)
En vérité, pourtant, les mots se noient : elle est une affaire trop grande. Il faut à la parole des digues et des gués, des passerelles, des ports et des patries, toutes sortes de petites affaires rassurantes, des choses simples autant que précises à quoi penser et auxquelles se tenir, des clés, des colliers et des chiens, mettre ce bleu en boîte, tenir le large en laisse.
La vie est creuse et compliquée. Elle manque de chambres et de jardins.
Poussière et tiédeur remuées, où courons-nous si vite ?
Il semble que mourir ne nous importe guère ...
Prendre SON temps : belle expression.
Prendre le temps qui est le sien, entre la naissance et la disparition.
Prendre son temps à soi pour le convertir en amour ?
Aimer, c’est donner de SON temps.
Seul jugement dernier :
A qui et à quoi as-tu donné ton temps ?
Comment as-tu dépensé le crédit de tes jours ?
(p146)
Il est des visages dont la courbure donne à espérer l’impossible,
des reins où s’incurve la nuit,
des pas
que tard l’on voudrait suivre
jusqu’au ciel de lit d’une chambre odorante
dont les volets de bois
ouvriraient sur la mer.
(p44)
Tu voudrais t’asseoir au fond de la mer, comme les dieux installés dans le ciel, en rond autour d’un puits dont ils remontent, de temps en temps, une âme, un regard d’homme, un cœur de femme, ou quelques livres très anciens dont l’encre violette a pâli.
Tu es un puits de chair plein de chimères.

Un quart d’heure d’éternité, assis sur une tortue de pierre, au milieu de la rivière Kamo qui n’est après tout qu’une pellicule de silence, de calme et de reflets glissants sur les cailloux …
Je voudrais à mon tour construire un pavillon pour observer la lune,
ou allumer de grands feux au sommet des montagnes pour chauffer les nuages.
Peindre ou coudre des signes rouges sur des étoffes blanches pour me protéger de mourir …
Moi : ce point instable et vibratoire sur lequel toute altérité vient jouer sa musique.
« Homme égaré qui ne sait où il va
marche dans ce monde en aveugle en tâtant son chemin çà et là
du bout de son bâton. »
Etre en vérité cet aveugle qui s’efforce sans cesse d’écarquiller les yeux.
Tendre la main, tendre l’oreille, écouter le bruit d’autres langues.
Vérifier que des mondes existent auxquels je n’aurai pas accès.
Partager avec mes semblables des fragments d’ignorance.
Nos questions nous rapprochent mieux que nos savoirs.
C’est dans l’incompréhension que nous nous retrouvons, au défaut des langues,
là où les mots viennent à manquer et où se perdent nos appuis.
Nous offrons à autrui ce par quoi nous sommes seuls,
séparés jusque dans l’amour
et silencieux sous les replis de notre voix.
Japon – Kyoto - p35/36