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Citation de hcdahlem


INCIPIT
À Bruxelles, la journée avait été caniculaire. Nous vivions avec Diane les dernières heures de notre vie commune. Depuis quelques semaines, nous ne nous parlions plus. Notre mariage, qui avait duré dix ans, s’achevait dans la froideur et le ressentiment. C’était le 23 juin 2016, le jour du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni. Dans la soirée, un orage très violent a éclaté à Bruxelles, accompagné de pluies diluviennes. Je me revois dans le salon de l’appartement de la rue de Belle-Vue en train de regarder une pluie torrentielle tomber derrière la baie vitrée. Les branches des saules se tordaient sous le vent. Un éclair, parfois, zébrait le ciel, et on entendait les grondements du tonnerre au loin par-delà les étangs d’Ixelles. Diane était assise derrière moi dans le salon assombri par l’orage, elle feuilletait en silence une revue dans le canapé. Elle ne tarda pas à quitter la pièce, et je l’entendis s’éloigner dans le couloir jusqu’à la chambre à coucher. Ce fut notre dernière soirée ensemble dans l’appartement de la rue de Belle-Vue (ma décision, à cette heure, était déjà prise de quitter l’appartement et de trouver un nouveau logement à la rentrée).
Je n’ai appris le résultat du référendum britannique que le lendemain en écoutant la radio. J’avais un rendez-vous à la Commission européenne en début de matinée. À la fin de ma réunion, en sortant du Berlaymont, j’ai traversé la rue de la Loi avec quelques collègues pour rejoindre le bâtiment Juste Lipse, qui se trouve de l’autre côté de la rue. Le Juste Lipse était encore l’unique siège du Conseil de l’Europe à l’époque, le nouveau bâtiment « Europa » construit par Philippe Samyn — le fameux cube de verre évidé qui luit pendant la nuit au cœur du quartier européen — n’est entré en service qu’au début de l’année suivante. Il y avait beaucoup plus d’animation que d’habitude dans le hall du Juste Lipse. On croisait des équipes de télévision, des dizaines de journalistes se pressaient vers la salle de presse. J’ai encore présent à l’esprit l’entrée en scène du président du Conseil européen ce jour-là. Précédé d’un bouillonnement de conseillers et de membres des services de sécurité, je revois sa silhouette décidée s’avancer sur le tapis rouge en longeant la rangée de drapeaux européens. Son visage était grave, l’attitude solennelle. Il monta à la tribune et commença son discours avec une émotion inhabituelle. Je suis pleinement conscient de la gravité, et même de l’ampleur dramatique de l’heure que nous vivons. C’est un moment historique, mais ce n’est sûrement pas le moment d’avoir des réactions hystériques. Les dernières années ont été les plus difficiles de notre histoire, mais je tiens à rassurer chacun, nous sommes prêts à affronter ce scénario négatif, et je pense toujours à ce que me disait mon père : « Ce qui ne te tue pas te rend plus fort. » Je regardais le président du Conseil européen s’exprimer à la tribune. Au moment où il avait évoqué son père, ses yeux furent parcourus d’un fugitif voile de timidité, qui ne dura qu’un instant. Il esquissa un sourire, le sourire d’un homme adulte qui évoque son père en public, avec ce que cela peut avoir de pudeur, de respect et de piété filiale, et je ne pus m’empêcher de songer à mon père, à mon propre père, Jean-Yves Detrez, qui avait été commissaire européen dans le passé. Depuis que j’avais appris la victoire du « Leave » au référendum britannique, je ne cessais de penser à ce qu’il devait ressentir. Son monde, le monde qu’il avait toujours connu, était en train de vaciller. Les crises s’accumulaient en Europe, les populismes montaient partout inexorablement. L’humanisme, que mon père avait toujours défendu avec zèle, semblait plus mal en point que jamais. Le Brexit n’était que la dernière manifestation, la plus spectaculaire, la plus désagréablement inattendue, de ce dépérissement délétère.
Jusqu’à quel point peut-on oublier quelque chose qui nous est arrivé ? Je ne me serais peut-être jamais posé la question, si, quelques mois plus tard, je n’avais retrouvé une photo compromettante dans mon téléphone. C’était dans un Thalys, j’avais assisté à une réunion de prospective à Paris dans la matinée, et je revenais à Bruxelles le soir même. J’avais fait l’aller-retour dans la journée. J’étais fatigué, la journée avait été longue. Je me laissais bercer par le train. Calé au fond de mon siège, je faisais défiler distraitement du doigt les images de mon téléphone, quand je suis tombé par hasard sur la photo d’une jeune femme à moitié dénudée. La photo, presque floue, avait été prise l’été précédent dans une chambre d’hôtel pendant que je participais à une retraite de prospective à Hartwell House, près de Londres. Je ne me souvenais plus des circonstances exactes dans lesquelles la photo avait été prise. Je me souvenais seulement d’avoir passé la fin de la soirée avec cette jeune femme et d’avoir emprunté les escaliers majestueux d’Hartwell House avec elle très tard dans la nuit, mais je ne me souvenais plus ensuite de ce qui s’était passé, ou plutôt, à partir d’un certain point, mes souvenirs se dissipaient dans les brumes d’une fin de soirée trop arrosée. Nul doute pourtant que c’était bien dans une chambre d’hôtel de la résidence d’Hartwell House que la photo avait été prise, et par qui d’autre que moi puisque c’était dans mon propre téléphone que je venais d’en retrouver la trace, à ma grande surprise et à ma grande gêne. Je ne gardais pourtant aucun souvenir qu’il s’était passé quelque chose d’intime avec cette jeune femme cette nuit-là, même si la photo semblait apporter un démenti visuel au témoignage défaillant de ma mémoire. Il y avait, à l’évidence, une contradiction entre ce que me disaient mes souvenirs et ce que montrait la photo.
Depuis plusieurs années, mon ami et collègue Peter Atkins organisait les Rencontres d’Hartwell House, des retraites de prospective, où les participants, responsables politiques, analystes et experts internationaux, se réunissent pendant une semaine dans le cadre somptueux du château d’Hartwell pour imaginer l’avenir ensemble. L’avenir, pour moi, qui le côtoyais au quotidien dans le cadre de mes activités à la Commission européenne, était une notion parfaitement abstraite, que j’étais capable de modéliser et de faire parler avec des chiffres. Mais si, dans ma vie professionnelle, j’avais une maîtrise incontestable de l’avenir, je me rendais compte que, depuis quelque temps, je ne maîtrisais plus rien dans ma vie privée. Mon mariage avec Diane était en train de sombrer, nous étions entrés dans une crise conjugale dont je ne voyais plus l’issue. L’avenir, pour moi, était devenu irrémédiablement opaque. Je ne disposais pas des outils appropriés pour imaginer ce que nous allions devenir. Moi qui me pensais si performant dans l’exercice de mes fonctions, j’étais complètement démuni dans la conduite de mon histoire d’amour avec Diane. À croire que la prospective ne nous est d’aucun secours dans les affaires de cœur — ou qu’en amour, il n’y a pas de méthode.
Lorsque, dans les années 1990, j’ai commencé à m’intéresser de manière professionnelle à l’avenir, j’ai très vite compris qu’il y avait une différence abyssale entre deux notions qui peuvent paraître voisines, voire similaires, mais qui ne sont pas de même nature, l’avenir public et l’avenir privé. La connaissance, ou l’exploration, de l’avenir public, qui est au cœur de mon activité professionnelle, relève d’une discipline à part entière, au même titre que les statistiques ou la démographie, avec son ensemble de techniques et d’outils méthodologiques spécifiques. Lorsqu’elle est pratiquée dans les règles de l’art, la prospective permet de repérer les principales métamorphoses qui couvent à bas bruit dans la société avant qu’elles ne s’expriment au grand jour, ce qui nous permet d’anticiper les grandes évolutions à venir. Alors que la volonté, ou le fantasme, de connaître son propre avenir relève du spiritisme ou de la voyance. C’est alors à une boule de cristal ou aux cartes du tarot qu’il faut avoir recours pour lire l’avenir. Mais a-t-on toujours envie de savoir ce que nous réservent les prochains jours ou les prochaines semaines, a-t-on toujours envie de savoir ce que nous deviendrons dans un futur plus ou moins éloigné, quand on sait que ce qui peut nous arriver de plus stupéfiant, le matin, quand on se lève, c’est d’apprendre qu’on va mourir dans la journée ou qu’on va vivre une nouvelle aventure amoureuse ou sexuelle dans les heures qui viennent. Le sexe et la mort, rien ne peut nous émouvoir davantage, quand il s’agit de nous-même.
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