Citations de Jean-Philippe Toussaint (481)
Les nationaux-socialistes, bien avant de lever leurs armées et de les lancer à l'assaut du monde, ont commencé à constituer dans tous les pays voisins une autre armée, aussi dangereuse et aussi entraînée, la légion des laissés-pour-compte, des défavorisés et des aigris.
Je voulais aussi évoquer dans ce livre l'affleurement de la vieillesse qui commence à m'envelopper comme une brume inexorable qui monte autour de moi .
Les lèvres émettent un tel son en un quart de seconde : quatre mois ! Mais personne ne peut décrire, ne peut mesurer, personne ne peut faire comprendre à un autre ou à soi-même combien dure un temps passé en dehors de l’espace et du temps. On ne pourra jamais expliquer à personne combien on est rongé et détruit par ce rien autour de soi -rien,rien-
Sans m'attarder parmi ces merveilles, je rejoignais le plus vite possible la galerie de peinture, [...] car il m semble que , si l'on peut être péremptoire dans l'admiration, il faut rester modeste dans le dénigrement. L'ignorance, en tout, la méconnaissance, l'inaptitude à être séduit ou à aimer, ne sauraient être érigées en vertus (voilà une pensée qui m'honorait, en effet, me disais-je, en passant rapidement devant ces croûtes).
Le centre Pompidou avait été inauguré deux ans plus tôt, en 1977, et la polémique qu'avait suscitée son architecture était encore fraîche dans les esprits, on se gaussait ouvertement de ce centre qui avait été surnommé « Notre-Dame de la Tuyauterie». Je me souviens qu'en 1978, sur les bancs de Sciences Po, pour faire rire l'assis-tance, quelque maître de conférences, les lèvres pincées dans un sourire de philistin, ne manquait pas de demander finement, maintenant que le Centre avait ouvert ses portes depuis plus d'un an, quand on allait pouvoir enfin enlever les échafaudages.
J’ai tout de suite su que cette image donnerait naissance à un livre et non à un film, car c’était une image littéraire, faite de mots, d’adjectifs et de verbes, et non de tissus, de chairs et de lumières. – p.51
Parfois, à Ostende, je m’arrête sur la digue et j’exhume un carnet de ma poche, que j’extrais de chiffonnements de mouchoirs en papier pailletés de grains de sable, pour griffonner rapidement quelques mots debout sur la digue, dans le vent et la bruine, parfois sous l’averse, c’est très beau de voir alors cette idée que je note se diluer instantanément sous la pluie. – p.35
L’écriture romanesque est une méthode de connaissance de soi.
J’avance, pas à pas, dans ma traduction du Joueur d’échecs. Depuis quelques jours, à ce projet de traduction est venu se greffer un autre projet, et même deux autres projets, qui s’emboîtent les uns dans les autres, comme des poupées gigognes. Ce n’est plus un projet que j’ai, mais deux, mais trois, qui sont complémentaires, qui s’enrichissent et se répondent. Je vais traduire Le Joueur d’échecs et j’en profiterai pour mener à bien un projet auquel je pense depuis longtemps, consacrer un essai à la traduction. Et, à ces deux projets, la traduction et l’essai, s’en ajoutera un troisième, un livre, une sorte de journal de bord que je tiendrai en parallèle, à la fois témoignage sur la traduction et méditation sur l’écriture, glose et flânerie, exégèse et cueillette, qui m’accompagnera tout au long du chemin. Voilà, j’ai défini le projet, il sera tricéphale. Je suis paré, le confinement peut commencer.
Le livre que je suis en train d’écrire est un livre d’origine. C’est l’histoire d’une vocation, non pas comment je suis devenu joueur d’échecs - non je ne suis pas devenu joueur d’échecs - mais comment je suis devenu écrivain .
La littérature n'a pas pour vocation de raconter des histoires.
L'écrivain n'a pas à délivrer de message.
La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d'un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d'intelligence et de sensibilité peut s'opérer entre l'auteur et le lecteur.
Tous les matins, lorsqu'il rentre dans l'atelier, Monet prend congé du monde. Il passe le seuil, et, devant lui, de l'autre côté de la porte, encore invisible, immatériel, c'est l'art qui l'attend.
Dans La Vie mode d’emploi, Georges Perec applique un principe dérivé d’un vieux problème bien connu des amateurs d’échecs : la polygraphie du Cavalier. Il s’agit d’un problème mathématicologique, appelé aussi algorithme du Cavalier, fondé sur la marche du Cavalier aux échecs, qui consiste à faire parcourir au Cavalier les soixante-quatre cases de l’échiquier sans jamais s’arrêter plus d’une fois sur la même case
En somme, aux échecs, vouloir jouer contre soi-même, c’est aussi paradoxal que de vouloir sauter par-dessus sa propre ombre.
Nous ne nous étions pas embrassés tout de suite cette nuit-là. Non, pas tout de suite. Mais qui n’aime prolonger ce moment délicieux qui précède le premier baiser, quand deux êtres qui ressentent l’un pour l’autre quelque inclination amoureuse ont déjà tacitement décidé de s’embrasser, que leurs yeux le savent, leurs sourires le devinent, que leurs lèvres et leurs mains le pressentent, mais qu’ils diffèrent encore le moment d’effleurer tendrement leurs bouches pour la première fois ?
Elle s'approchait de la fenêtre en tirant une
pouffée de cigarette dont l'extrémité incandescente rougeoyait dans la pénombre et elle restait là sans bouger à regarder les néons de la ville qui clignotaient devant elle dans la nuit. Nue devant la baie vitrée au seizième étage de l'hôtel, son corps traversé d'intermittentes lueurs rouges et de dramatiques reflets électriques qui zébraient sa peau nue, elle relisait le fax que je lui avais envoyé et s'asseyait à la table pour commencer une lettre, elle se mettait à écrire devant la grande baie vitrée qui dominait la ville, elle m'écrivait quelques mots sur une feuille blanche à en-tête de l'hôtel, elle m'écrivait une lettre d'amour. Je t'ai écrit une lettre, mon amour, me dit-elle.
Dans ce livre, voici ce que j'ai mis au jour: mon père m'a interdit symboliquement de le battre aux échecs, mais il m'a autorisé tacitement à devenir écrivain. Je n'ai pas eu la vocation, j'ai eu la permission.
La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. C’est ce qui se passe en général avec les livres des grands auteurs, reconnus par la critique et l’université.
Les échecs — leur symbolique, leur romantisme, leur abstraction rassurante — ont toujours été intimement mêlés pour moi à l’écriture. Ils sont le sujet de mon premier roman, Échecs. Et, depuis que j’ai donné ce même titre, Échecs, à ma traduction de la nouvelle de Zweig, les deux textes se rejoignent dans mon esprit dans une boucle temporelle vertigineuse.
Je commence ainsi à prendre conscience que, si je continue à tirer sur ce fil — le fil du jeu d’échecs —, c’est toute la pelote de ma vie qui pourrait se dévider, se débobiner et se dérouler dans ces pages.