Hommage à Jean-Pierre Abraham.
Elle ouvre la porte
Se penche
Laisse couler de ses doigts
Le chat dans la nuit
(" Compère, qu'as-tu vu?")
Un calme étonnant s'est installé en moi, qui dure encore. J'ai abandonné à regret, à seize heures trente. Je me suis lavé longuement les mains et j'ai gagné la lanterne pour les cérémonies de l'allumage. Chaque geste était clair et chaque pensée tranquille. Elle est donc bien misérable, cette fameuse inquiétude, qui ne résiste pas à un simple travail, au va-et-vient dérisoire d'un chiffon sur un objet de cuivre ! Il ne faut pas faire le malin. C'est aussi en regardant la mer aller et venir, aveuglément, que je me suis perdu.
(p.48)
5 Février.
Je crois que peu à peu, dans la brume où tout s'embrouille, les pensées inutiles, durement secouées, finiront par tomber, par disparaître, avec les oiseaux. L'une après l'autre, je le crois. Mais la nuit passe sans attendre.
Je voudrais finir. Est-ce-que je vais passer ma vie à peindre des murs en blancs, des murs qui ne m'appartiennent même pas ! Le faire et s'en aller.
Et cependant je crois qu'au bout de la monotonie chaque instant doit retrouver sa fraîcheur, révéler à nouveau son pouvoir d'immense surprise.
Je n'ai pas encore en moi le mélange d'insouciance et de hargne nécessaire pour bien naviguer. Un jour, sûrement, je serai à nouveau sur un bateau qui plongera profond dans la lame. Etre en mer avec une fille ,il n'y a tout de même rien de mieux.
(p. 135)
En venant ici, pourtant, j'espérais quitter à jamais le versant dérisoire de l'attente. Cette façon de tendre l'oreille et de retenir son souffle : l'essentiel de la vie depuis tant d'années. A l'île où je n'attends rien de personne, je passe des journées à guetter les bruits de pas dans le jardin du Grand Monarque, ma maison. Je pensais qu'au phare l'attente prendrait une autre forme. Si quelque chose doit surgir, ce ne peut être que du fond de moi. Et voilà que je guette encore, comme si on allait frapper à la porte. Au fond, rien ne bouge. Il ne se passera rien.
(p.20)

26 novembre, 17 h.
Un court vent de nord faisait briller le flot montant. La mer glissait d'un seul bloc, sans bruit, et le ciel semblait la suivre. Seul, ce phare, dressé, inquiétant de loin j'imagine. Nous qui l'habitons nous sommes au secret. Je crois parfois participer à quelque chose de grave, sans comprendre.
Nous entrons dans la période des vives eaux et l'on aperçoit, à basse mer, un morceau de la roche rouge sur laquelle le phare est bâti. Ar Men en breton signifie La Pierre. Qu'avait-elle de particulier cette roche pour qu'on la nomme ainsi, parmi les dizaines qui émergent sur la Basse-Froide ? J'aime ce nom.
Il faisait le même temps lorsque j'ai vu Armen pour la première fois. La mer était grise, comme toujours lorsqu'on navigue sur un bateau de guerre. J'ai cru reconnaître cet endroit. J'ai souhaité vivre dans ce phare. C'était la meilleure façon pour ne plus le voir. Quand j'ai posé le pied, la première fois, sur ce débarcadère-jouet, je me suis cru chez moi. Mais de toute cette époque, déjà, je me souviens peu.
17 Février
Il est vrai qu'à se méfier sans cesse des mots et des choses toute chance finit par mourir. On ne peut appareiller sans une marge de confiance peu raisonnable au fond de soi.
20 décembre, 17h.
Patience. Choisir d'habiter près d'une lampe, c'est tout de même choisir la couleur de sa vie. Une lumière violente fait écran. Ici, entre les lueurs et les ombres on doit pouvoir avancer lentement. Peut-être vaudrait-il mieux flamber d'un coup, vivre en torche, se consumer dans un éclair de folie ?
Mais la folie est dehors qui hurle. il faut résister. Faire le poids. J'allume ma lampe. La lumière coule sur le table et d'objet en objet gagne ses positions. Des ombres se prennent à vivre intensément, comme un regard. La limite du cercle est imprécise. Il faudra y aller voir. Avancer les mains.
Je n'en finirai pas d'errer entre l'ombre et la nuit. C'est de la complaisance.
J’ai découvert au fond de l’armoire de grandes plaques de cuivre que je n’avais jamais vues […] Je les ai fait briller aussi. Je les ai mises en bonne place sur les étagères. Mais les roues dentées sont encore plus belles.
Je crois vraiment que la vie allait mieux d’heure en heure. Je respirais tranquillement ? J’aimais ce travail d’usure lente au bout duquel jailissait une lueur. Tout cela est illusoire, bien sûr. Aussitôt l’air attaque, secrétement, recommancee à ternir ces objets trop provocants.
Peut-être que le cuivre lui-même s’inquiète de sa fanfare et ordonne le repli. En quelques jours l’éclat va changer, s’assombrir, il prendra une sorte de profondeur – C’est le plus beau moment – puis s’endormira peu à peu. Il faudra recommencer. Est-ce que faire les cuivres c’est aussi un acte de foi !
Une fois de plus, j'ai compté les marches, cent dix-huit ; compté les tours de manivelle qu'il faut donner pour remonter le poids, cent à l'heure environ. J'ai dû passer de longues minutes à me regarder dans l'étroit miroir de la cuisine, à prendre des poses et à faire des grimaces. Qu'est-ce-que je fabrique ici ?
Quelle folie ? Il fallait étonner un peu le monde. Je me tenais tranquille depuis trop d'années. La vie était morne et douce, invivable. Changer la vie, crier, mais contre qui ou quoi ? Si je dois me révolter, c'est uniquement contre moi-même.
(p.39)