Interview Jean-Pierre Brouillaud - Voyageur aveugle
Je courais après une image furtive de moi-même, sorte de héros idéal aux visages contradictoires que je repeignais chaque soir avant de m'endormir. Les contours de cette créature chimérique épousaient les pinceaux de mes manques.
Tu te rends compte, Jean Pierre est en train de devenir aveugle ; jamais il ne rencontrera une femme normale. (....)
J'étais en ruine, loin d'imaginer que cette injonction faite à la vie deviendrait un jour un moteur, une force qui m'amènerait à chercher dans le regard des femmes les yeux de ma mère afin de lui prouver qu'elle avait eu tort. Je ne pouvais soupçonner l'énergie que cela me procurerait, la volonté de m'éloigner de ces mots. C'est cela qui me ferait découvrir le monde, chercher sur des terres inconnues ma propre trace. Même si cela demanderait des années où, avant de pouvoir m'accepter dans ma dimension d'homme, je me montrerais le plus cruel des amants. Combien de femmes ai-je ainsi jetées de mon lit dans un déluge injurieux (....) je leur disais après l'amour : ca y est, t'as fait ta b.a ? maintenant tu peux aller baiser un nègre ou un hémiplégique ! J'étais dans la violence vis à vis de moi-même.
J'identifiais le moindre bruit, la longueur d'un écho m'aidait comme un sonar à évaluer la distance dans un couloir. Le seul problème, c'étaient les portes à moitié ouvertes. Là, c'était le gnon assuré. Un dur retour à la réalité : faire face à la cécité refusée.
Etendu avec ma belle sur la fourrure animale du canapé, j'étais bien d'accord. Va où le vent te porte. Mais ce fut Woody Allen qui l'émut aux larmes lorsque je citai une de mes répliques favorites : "Et pourtant, on n'a jamais vu un aveugle dans un camp de nudistes". Elle riait et j'aimais ce crescendo en elle, grimpant jusqu'au fou rire, mobilisant tous ses muscles, la libérant soudain, hors de contrôle, jusqu'à me placer dans une situation particulièrement étrange de spectateur de sa jouissance intérieure. Ce rire soudain, je n'en faisais pas partie.
J'ai gardé des images, j'en ai abandonné d'autres. J'aurais pu tout garder de ce stock qui me relie à ma première vie. Mais avec le temps, j'ai préféré laisser le film s'effacer. La décision s'est imposée à moi lorsque j'ai compris qu'il me faudrait accepter d'etre aveugle pour continuer a vivre. Jusque- la, le déni de ma cécité m'amenait a vouloir me représenter le monde tel que mes souvenirs me le dictaient. Je restais un aveugle coincé dans sa vie de voyant.