Mais de ce monde, Sholam n’avait cure. Le sien, c’était celui des livres. Il dévorait tout ce qui lui tombait sous les mains. Cet homme qui s’était emparé des tableaux les mieux gardés, dont les exploits avaient, par leur audace, défrayé la chronique, c’était mué en détenu modèle. Derrière les barreaux, la vie était silencieuse et immobile, Sholam y ajoutait son silence et son immobilité. Avec lui, le temps prenait une autre dimension, il le soumettait aux mots qu’il parcourait ; les pages qu’il tournait remplaçaient les minutes et les heures, elles remplaçaient l’attente des repas, de la promenade, des fouilles, du courrier, du parloir, de tout. Le temps de la prison est fait d’attentes multiples. Sholam y échappait. Jour et nuit il courait le long des phrases.
Depuis que le monde était monde, il y avait des guerres, Palestiniens contre Israéliens, Américains contre Irakiens, Serbes contre Croates, riches contre pauvres, hommes contre femmes, vieux contre jeunes, taulards contre matons, bleus contre rouges, tous contre tous, on n’y pouvait rien, et ce n’était pas la peine de s’embêter avec ça.
La plupart des gens dorment, ils dorment en lisant Marc Cévy, Margarine Pingeot, Ratavalec ou Houellebegbedecq ... ou en ne lisant rien du tout, ce qui revient au même.
C'est de toi que parle une peinture, tu y reconnais une image inédite de toi, un désir que tu portes depuis toujours, la clé d'une énigme, même -et surtout- si tu n'en as pas conscience. Tu crois t'emparer d'un tableau. Foutaises ! En réalité, c'est le tableau qui s'empare de toi. Le vrai coupable, c'est lui, les juges n'ont rien compris. On ne vole bien que ce qu'on aime. Forcément, on le négocie bien, on fait payer au client la douleur de s'en séparer. Le voleur s'enrichit d'arrachements successsifs. Il porte en lui une douleur inextinguible, il vole et il vend. C'est sa damnation particulière.
Voilà, je préfère l'amour des livres, même quand ils sont mauvais, il y a toujours quelque chose qui les sauve...
Pour moi, un professeur, c'est un passeur, il conduit ses élèves vers des rivages dont ils n'ont pas idée. Mais dans les collèges où l'on m'envoie, personne ne monte dans ma barque.
Nous étions dans un collège Potemkine : travail bidon, notes bidon, appréciations bidon. Ces notes, il est vrai, servaient à justifier les redoublements ou les passages dans la classe supérieure, ce que l’on appelait « évictions par le haut ».
- Vous n'êtes donc pas un marrane?
- Non (...) en revanche je suis sur que vous, vous en êtes un. On le comprend à votre air inquiet, à votre façon d'être sur vos gardes, comme si, à chaque instant, une catastrophe pouvait vous tomber dessus.
Jamais je n’avais ressenti à ce point l’absurdité de leur dispenser un savoir qui n’appartenait en aucune façon à leur monde. Il aurait fallu tout reprendre à la base. Quelle base, d’ailleurs ? Etaient-ils jamais partis d’aucune base ? Ils avaient vu le jour sur le sable mouvant, dans un univers inintelligible et fuyant. Un univers qu’on ne leur avait jamais expliqué, et l’on prétendait leur apprendre les langues étrangères ! Et l’on demandait à des professeurs de s’en charger !
Le semblant est une valeur qui monte, regarde à Paris, il suffit de déverser quelques tonnes de sable sur les quais pour que des crétins se croient sur la Côte d’Azur.