Jean-Pierre Minaudier -
Poésie du gérondif .
Jean-Pierre Minaudier vous présente son ouvrage "
Poésie du gérondif, vagabondages linguistiques d'un passionné de peuples et de mots" aux éditions le Tripode. http://www.mollat.com/livres/minaudier-jean-pierre-poesie-gerondif-vagabondages-linguistiques-passionne-peuples-mots-9782370550163.html Notes de Musique : Trans Atlantic Rage/Balogh: ANDREAS N°16 ? Parallel Worlds ? Compilation Fraction ? 2013 (Fraction Studio). Free Music Archive.
+ Lire la suite
Bien sûr, l'essentiel est ailleurs : il réside dans l'intérêt des structures linguistiques elles-mêmes. Car toute langue recèle une vision du monde. S'il est possible, comme le soutiennent Noam Chomsky et son école, qu'il existe une grammaire universelle, c'est à dire ds règles communes à toutes les langues, il n'en reste pas moins que, de l'une à l'autre, elle s'inscrit dans des formes très variées qui découpent le réel très différemment, provoquant dans l'esprit des locuteurs des associations distinctes dont la combinaison finit, au total, par dessiner plusieurs images du monde.
Mais bien sûr, pour y avoir accès, encore faut-il accepter de s’intéresser à la grammaire... Je voudrais tenter, lourde tâche, de la débarrasser de son image bien établie de pensum et d'instrument de torture scolaire ; je voudrais la dépouiller de sécheresse et d'ennui qu'elle traîne dans les générations traumatisées, à juste titre, par des indigestions de déclinaisons grecques et latines sans lien avec nulle expérience réelle de communication (ni même beaucoup de contact avec une culture différente, lorsque l’enseignant ne sait pas s'y prendre ou n'y croit plus), ou encore par la dictature de la grammaire normative du français, l'une des plus académiques, raides et intolérantes d'occident. À vrai dire, ces générations sont en voie de disparition car, du fait de cette image désastreuse, on ne fait plus guère de grammaire, même française, dans le système scolaire français ; mais la répulsion demeure, d'autant que Bescherelle sévit toujours, indispensable comme les dentistes mais presque aussi ennuyeux qu'une réunion de copropriété (j'ai l'intime et ferme conviction que l'enfer est une très longue réunion de copropriété).
On voit par là que toute traduction parfaite est impossible, parce que traduire impose des changements structurels et qu'à changer de langue on change de vision du monde : c'est pourquoi la diversité des langues est une des richesses fondamentales de l'humanité, et leur étude, l'un des plus grands plaisirs intellectuels et poétiques qui puisse se concevoir.
De même, dans certaines langues la qualité d'un texte littéraire, la richesse et la beauté d'un style reposent en bonne partie sur l'emploi d'un vocabulaire étendu, et dans d'autres, sur l'emploi d'une large gamme de moyens grammaticaux : autant dire qu'un texte traduit d'une langue du premier type dans une langue du second, ou le contraire, risque d'avoir l'air plat, puisque la langue d'arrivée ne dispose pas des mêmes ressources que la langue de départ, ce qui ne veut pas dire qu'elle en a moins. Pour que le résultat de son travail soit lisible, le traducteur doit donc s'atteler à restyler le texte dans la langue d'arrivée, selon le génie de celle-ci : toute traduction est un acte de *création littéraire, et pour réussir il est vital d'avoir un sens aigu de la langue dans laquelle on traduit.
[* en italique dans le texte]
J'ai l'intime et ferme conviction que l'enfer est une très longue réunion de copropriété.
Page18
24.
J'imagine qu'un certain nombre d'éloges funèbres de linguistes portent témoignage de résistances actives, mais je ne fréquente pas ce genre littéraire. le délicieux proverbe bantou pieusement recueilli par Vialatte lors de ses travaux de terrain («Il n'y a pas de bas morceau dans le gros ethnographe») doit bien avoir son pendant linguistique - en toute "political correctness", je propose : «la couenne du phonéticien n'est pas plus diétique que le lard du missionnaire.»
Comment le hongrois, originaire de Sibérie occidentale où il a encore deux petites sœurs en déclin, le khanti et le mansi, s'est-il retrouvé en Europe centrale : quel chef de horde lassé de brouter du lichen pour passer l'hiver a vu de la lumière, décidé d'entrer et pris le train de l'invasion turco-mongole du moment ?
Un verbe basque comme hil (tuer/mourir) peut prendre en théorie 2854 formes différentes, même si pas mal d'entre elles sont si monstrueuses (et honteuses de l'être) qu'elles ne s'aventurent jamais hors des grammaires, leur seul milieu naturel : ainsi hil ziezazkiguketenan, « ils/elles pouvaient nous les avoir tué(e)s » (forme verbale réservée à une conversation avec une femme que l'on tutoie). Mais le géorgien et certaines langues d'Amazonie et d'Amérique du Nord font peut-être encore mieux, ou pire.
(Page 77)
Mais on peut faire de ces travaux de valeur scientifique discutable [ceux cherchant à démontrer une langue originelle commune] une lecture poétique, les accueillir comme des tentatives pour doter notre modernité désenchantée de nouveaux mythes d'origine : sous les entreprises les plus sèchement scientifiques en apparence, il y a souvent de ces fantasmes, de ces rêveries de jeunes ou de vieux enfants sur des cartes ou des arbres généalogiques. Telle est sans doute leur fonction essentielle.
Mais il y a bien plus: ma conviction profonde est qu’une grammaire c’est avant tout du rêve et de la poésie - je répète pour le dernier rang qui bavarde: une grammaire, c’est avant tout du rêve et de la poésie. Et ce à tous les niveaux: dans les introductions ethnographiques, dans les anecdotes qui parfois émaillent le texte; dans le contenu des exemples; mais surtout dans la structure même de la langue étudiée, car chaque idiome a sa propre manière de passer du réel au discours, donc porte un regard différent sur le monde. Toute grammaire a sa logique propre, souvent inattendue, et aussi ses incohérences; ses métaphores, ses rapprochements parfois surprenants de formes et de sons, ses courts-circuits, ses pesanteurs, ses fulgurances, bref, sa poétique, même lorsque nul Goethe, nul Supervielle, nul Gongora ne l’a retravaillée. Cette poétique spontanée, fruit de millénaires d’élaboration collective et pour l’essentiel inconsciente m'émerveille autant que l'autre, et elle est infiniment plus méconnue.