Les auteurs d'Utopos mettent en images la sélection 2012 du Prix Weper-Fondation La poste. Douze livres, douze vidéos. Une lecture, une interprétation de chaque livre sélectionné. Avec les voix des élèves de l'école Auvray-Nauroy. Octobre 2012.
Escalier F, Jeanne Cordelier, Phébus
Inceste, un mot tabou chez nous et partout. Un mot qui résonnait comme celui d'une maladie honteuse, d'une tare que l'on planque. Le psychiatre qui s'était occupé d'Ed parlerait de culture incestueuse dans le milieu d'origine. Je ne sais pas très bien à quoi ça rime. Et après, ça excuse quoi ? Un homme adulte avait abusé d'une enfant de deux ans, voilà tout ! C'était un malade. Et quant à sa femme, qu'avait-elle dans les yeux ? Ma mère, et toutes les mères du monde qui laissent violer leurs enfants sous leurs yeux, qu'ont-elles dedans ? La peur des coups, d'être quittées, de ne plus savoir où aller ? L'arrangement, pendant que tu t'occupes de la petite, tu me laisses tranquille. (P117)
Andrée reposait sur un brancard accolé à la kitchenette, vêtue de son unique robe noire en coton, rendu pelucheux par trop de lavages, de temps. Les bras croisés sur la poitrine, l'air farouche, elle semblait encore dire :
- C'est toi qui m'as mise là. C'est à cause de ce que tu as écrit, qu'ici et là-bas j'ai été maltraitée. Tu es fautive, ma fille, fautive ! Et tu le sais.
Oui je sais, je suis fautive d'abord d'être née fille. Ensuite de ne pas être devenue folle ou de ne pas m'être suicidée, enfin d'avoir écrit ce qu'il faut taire à tout prix. À savoir qu'un père peut abuser de sa fille de onze ans et ce jusqu'à sa majorité, vingt et un ans à l'époque, sans que personne dans l'entourage ne pipe mot. J'entends au premier chef la mère, l'école, l'assistante sociale, le médecin, les voisins et tout le saint-frusquin ! (P121)
D’un jour à l’autre, de quarante clopes par jour, j’étais passé à zéro. Une question d’esthétique. La teinte de l’émail de mes dents soudain ne m’avait pas plu. Mais ce sevrage brutal avait je crois déplu à mon cœur. Ce qui fait que depuis ce temps-là je marche à piles et que Lulu m’appelle Alcaline.
Gérard en fin limier avait fort bien flairé qu'il fallait que je change d'air avant les grandes vacances. J'avais un besoin urgent de dépaysement. En attendant, je ne retournerai pas au Sportsman. Ce qu'il me fallait, c'était travailler dans une taule, une vraie, avec des femmes, des chouettes. Rien de tel qu'une bonne promiscuité enrichissante pour la débutante que j'étais. Quoi de mieux qu'un travail de groupe quand on n'est pas affranchie ? Au contact des autres, j'apprendrai, qui sait ? Je deviendrai peut-être une gagneuse ?
Ainsi revient Mirette, ma première morte. Elle était rousse, douce et chaude. C'était un jour d'été, nous étions toutes deux sur le seuil de la porte, entre mes jambes écartées elle dormait au soleil, des petits bougeaient dans son ventre. Puis le père Duval est sorti de la maison de grand-mère, il s'est dirigé vers la grange, en est ressorti avec le fusil à l'épaule, une pelle à la main. Il a foutu un coup de pied au cul de Mirette et puis tous deux s'en sont allés vers la forêt de l'autre côté de la route. Jambes repliées, j'ai attendu leur retour. Le vieux est revenu seul. Il a rangé la pelle terreuse comme ses sabots dans la grange. Une fois dedans il a dû raccrocher son fusil au râtelier. Il n'a rien dit, je n'ai rien demandé. Quand on n'est pas habitué à le faire. J'ai juste remonté mes genoux sous mon menton et j'ai pleuré.
Ça commence tôt, l'apprentissage.
En chemin j’ai acheté un bouquet de renoncules roses, j’aimais cette fleur à tête lourde, qui ployait sur sa tige. Elle était pour moi à l’image de ce que nous étions, beaux et penchés.
Sa vie d'avant l'avait quittée à l'instar d'une
peau ancienne, à l'instant où mon maître lui
était apparu, cependant qu'elle en ressentait
plus que jamais le carcan. Ça ne l'empêcha
pas de s'évader. En un clin d'oeil, elle se
transporta de son appartement du septième
arrondissement à la maison sur l'île, qu'elle vit
sitôt qu'elle la pensa assoupie au milieu de son
parc en friche, en sentit les odeurs, l'atmosphère,
l'habita, y prépara sa vie future.
Elle s'appelait Monika, elle l'avait écrit sur
le sable, avec son âge. Elle habitait un village
de pêcheurs avec sa mère, ses frères et ses
sœurs. Son père avait disparu en mer : la
précision de son geste était sans équivoque. La
nuit tombait quand, main dans la main, elles
avaient franchi la barrière de cocotiers royaux
qui marquait la frontière entre l'eau et la terre.
Pour ma maîtresse, la mère de Monika avait
déroulé une natte sur le sol.
Un jour viendra, elle me dira : « Nous partons vers le sud Gatien et tu fais partie du voyage ». Pour l'entendre me murmurer ces mots, car ses lèvres à ce moment-là effleureraient les plumes de mon cou, je suis prêt à tout.
B ien sûr que j'avais une vocation, un jour je serai hurleuse. Et je hurlerai si fort, avec tant de rage, que le vent lui-même s'écartera de ma route. Je serai Le Cri de Munch » : de fait, c'est une entrée fracassante dans le monde de l'édition que fit Jeanne Cordelier en 1976 avec La Dérobade, son autobiographie relatant cinq années de prostitution et une enfance marquée par l'inceste. Un texte écrit sans misérabilisme cependant mais avec une énergie, une franchise dans l'usage de la langue et le ton qui dessillèrent ses lecteurs et firent son succès.