Les paroles, les gestes, les expressions, tout me parlait intimement et, bien souvent, je savais ce que la personne allait dire avant qu’elle ne le dise, même si c’était un mensonge, et parfois je savais ce qu’elle allait vivre, avant qu’elle ne le vive. Quand j’étais avec cet « Autre », dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles, je devenais cet autre. Je le comprenais, il n’y avait aucune frontière entre lui et moi mais une effrayante porosité qui n’a rien à voir avec du mimétisme, car le mimétisme est un jeu de miroirs, qui renforce les apparences. Ce que j’éprouvais était l’inverse, les apparences ne retenaient pas mon attention et je ne me mettais en miroir de personne, mais je m’appliquais à adopter les comportements généraux, pour ne pas déranger les autres et pour me protéger.
Les frontières entre les êtres, entre les choses, tout paraissait clair pour eux. Pour moi rien ne l’était. J’ai appris plus tard à jouer le jeu commun, à dire, et plus tard à reconnaître que mes voisins étaient des êtres séparés de moi par la surface verticale des murs, par leur épaisseur, par la surface plane du jardin et, quand ils venaient chez nous, par la surface de leur peau. Mais ce qui semblait évident pour les autres n’avait rien d’évident pour moi. Rien n’était séparé, ni les êtres ni les choses, le passé et le futur n’étaient pas balisés par le présent.
Comment peut-on attendre pendant dix ans le retour d’un amant puis, d’autres étant passés et repartis, attendre l’arrivée du suivant pour donner un sens à sa vie ?
— Certainement pas, dit-elle, ce type est odieux.
— Mais il a du talent.
— L’un n’excuse pas l’autre.
— Certains sont odieux mais n’ont aucun talent…
Tout ce qu’on gagne est perdu, sur la terre comme au ciel, et rien de ce qu’on perd n’est pour autant gagné où que ce soit.
« Il ne peut pas être plus fort que moi, il y a trop de bonté dans ses yeux. »