Le lendemain, Schell et moi sommes partis dans la Cord travailler sur un nouveau pigeon. Le compte bancaire d'un monsieur vivant à Oyster Bay avait besoin d'allègement. Nous avions pour habitude de rencontrer nos clients potentiels avant tout séance de spiritisme afin d'examiner la pièce où celle-ci aurait lieu et de juger des effets désirables. Cela nous donnait aussi l'occasion de glaner des indices à transformer en révélations prescientes. Le patron se concentrait sur les œuvres d'art, le style du mobilier, les bijoux, les récurrences de mots et phrases du pigeon, ses gestes et animaux domestiques. Pas un seul poil de narine de travers ne lui échappait et, habile comme le détective de Conan Doyle, il extrayait de ces bribes d'informations quelques-uns des secrets des affligés.
[…] une arnaque commence quand tu veux une chose que certains obstacles t'empêchent d'obtenir. Le bon arnaqueur s'attache l'assistance de ceux qui ont l'intention de se mettre en travers de son chemin en sollicitant leur vanité, leur fierté, leur jalousie, leur ignorance ou leur peur. Avant de commencer, on doit se débarrasser des règles habituelles dans le domaine de l'engagement, de la moralité, de la société et de la pensée, jeter tout cela en un tas auquel on met le feu. Vois grand, aie confiance.
La première leçon est que tout portrait est, d’une certaine façon, un autoportrait, de même que tout autoportrait est un portrait.
(p.78)
- Entre elle et lui, a-t-il ajouté, difficile de dire qui est le pigeon et qui est l'arnaqueur.
- Elle l'a eu.
- Il lui laisse peut-être croire qu'elle est en train de l'avoir.
- Elle lui laisse peut être croire qu'il lui laisse croire qu'elle est en train de l'avoir? Ai-je contré.
- L'amour . Une arnaque si cinglée qu'au moment où la balle est dans le canon, on ne sait pas si on a eu l'autre ou si c'est l'autre qui vous a eu.
L’art du portrait est un piège qui prive le peintre de toute inspiration venue du cœur
(p. 161)
Il existe une espèce de guêpe parasite qui se fixe aux ailes postérieures des femelles papillons. Lorsque ces dernières pondent, leurs passagers clandestins se laissent tomber sur la couvée pour s’en nourrir. Avec ses manoirs et ses citoyens à la fabuleuse fortune, les Vanderbilt, Coe ou Guggenheim, on pouvait comparer la côte nord de Long Island à un magnifique papillon voletant juste au-dessus des efforts désespérés des Américains pour vivre après le crash de 1929. Bien entendu, nous étions quant à nous les guêpes parasites, nous nourrissant du précieux chagrin des privilégiés.
[…] je trouvais le processus créateur aussi passionnant que le résultat final. M. Sabott m’avait enseigné à déchiffrer une peinture, à voir sous l’illusion des formes et à remarquer les coups de brosse, les divers pigments et la façon dont ils étaient appliqués. Chaque toile était alors pour moi un manuel m’apprenant à obtenir certain effet, à utiliser une technique donnée. Parfois, je plongeais dans la confluence de la couleur, de la texture et de la toile au point de voir réellement l’artiste planté devant son chevalet.
(p. 122)
Peu après, je me mis à faire d'étranges rêves, la nuit, des couleurs et des visions hantaient mon crane, des images délirantes aussi nombreuses que si j'avais rêvé pour trois. Les nuits n'étaient pas assez longues pour qu'elles s'évacuent toutes et elles commencèrent à se manifester dans la journée.
Pendant un temps infini, je contemplai simplement le rectangle posé sur le chevalet. Comme cela se passait chaque fois que je m’efforçais de trouver son image, elle finit par se matérialiser des miasmes du néant, et je vis une femme, mais pareille au Protée de l’Odyssée dont les formes ne cessaient de changer, c’était une femme composée d’innombrables femmes. Je pris mon souffle et je me concentrai, cherchant à mettre un terme aux rapides métamorphoses de son visage, au passage du blond au brun puis au roux de ses cheveux. Ce fut une entreprise assez frustrante, comme tenter de déterminer à quel moment exact l’on se doit de sauter sur un manège tournant à toute allure.