Citations de Jeroen Brouwers (63)
Être sans certitudes, c’est se trouver dans la situation d’un lecteur qui, alors qu’il est plongé dans un livre, s’aperçoit soudain que des pages en ont été arrachées, ou, qu’ayant été caviardées, des parties du texte lui sont devenues inaccessibles. Page 220
"Faire comme si" une chose n'est pas ce qu'elle est, mais "autre chose", peut-être les gens qui en sont capables sont-ils "heureux", sereins et immunisés contre l'angoisse.
(De loin en loin, ces dernières années, ma mère m'appelait mais dès que j'avais prononcé mon nom, elle disait : "Excusez-moi, je me suis trompée de numéro". Je reconnaissais sa voix à son timbre et à son accent des Indes, il y a des millions de mères dans le monde et il n'y en a qu'une seule qui soit la mienne. Avant que je n'aie pu répondre, elle raccrochait, et j'en restais là : - j'avais entendu la voix d'une mère qui s'était trompée de numéro en téléphonant à son fils.)
Début août 1945, je me trouve, mais je ne le sais pas encore, dans un épicentre de l'histoire mondiale : ce qui se produit change la face du monde, dieu est dé-divinisé, désormais la vie ne sera plus jamais comme avant, car d'un coup toutes les époques prennent fin et la fin est marquée par la cicatrice, que des siècles ne suffiront pas a rendre invisible, d'une brûlure sur la peau du monde et de l'humanité entière.
Ce camp s'appelait Tjideng. C'était le camp d'un commandant très redouté qui avait une sinistre réputation : le capitaine japonais Kenitji Sone ; condamné pour crimes de guerre, il a été exécuté en 1946 ; je me souviens de lui ; il a rossé ma mère personnellement et lui a donné des coups de pied avec ses bottes éperonnées, et j'ai assisté à cette scène personnellement.
"C'était une reine." "Ils ont battu ma mère jusqu'à ce qu'elle reste étendue sur le sol, à moitié morte." " Ma mère était la plus belle des mères, j'ai cessé de l'aimer à ce moment-là." C'est ainsi que j'ai consigné cela, de même que j'ai consigné ceci : "si elle meurt un de ces jours, je n'irai pas à son enterrement."
"La nostalgie de l'Insulinde" - chez moi ce mal n'est pas de nature topographique. Ma nostalgie n'a pas pour objet "Les Indes néerlandaises" mais l'époque où je vivais sans penser, j'ai la nostalgie de ce qui en moi s'est perdu et dont je ne sais plus exactement moi-même ce que c'était - clarté qui s'est changée en trouble, eau qui s'est changée en pensées d'asphyxie et de mort.
Il m'arrive de penser : ce mélange de bruits que j'entendais entre le crépuscule et la nuit, avant de m'endormir, avant mes trois ans, bruits de somnolence, bruits de rêve - c'est tempo dahulu. Les bruits du Pays doré. L'Atlantide n'est pas encore engloutie.
Dans une de ces maisons, au n°7 de la Tjitarumweg, nous logions, avec une dizaine d'autres personnes, dans la cuisine- nous habitions dans l'évier. Ma mère dormait dessus, et ma grand-mère, ma soeur et moi dessous: ma grand-mère sur la planche qui divisait l'intérieur de l'évier en une moitié supérieure et une moitié inférieure, ma soeur et moi "au rez-de-chaussée", en dessous de ma grand-mère.
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La bure irrite ma peau.
Les moines qui sont dans cet ordre portent le même habit. Muni d'un capuchon ça pèse sur les épaules et arrive jusqu'aux pieds , entoure le corps entier d'un brun fécal, l'étoffe est grossière et rèche. Il faut porter un vêtement en dessous pour ne pas être pris de chatouillements, qui démangent la peau nue comme les termites.
Je m'assied sur mon lit, le matelas de paille craque sous mon derrière et je regarde les murs. Quatre murs blancs. Mes coudes à mes genoux je contemple mes orteils nus comme des objets posés sur le carrelage.
Tous les œufs de maman canard viennent d'éclore, sauf un, cet œuf -là est plus gros que les autres, de cet œuf-là sort un canard différent de ceux qui sont sortis des autres œufs. Mon poing est serré lorsque j'entends que tous les canards ordinaires harcèlent et ridiculisent et chassent du jardin ce canard différent, vilain avorton, l'obligeant à pénétrer dans le monde hostile où il n’y a pas de beauté ni de belle musique, mais une guerre permanente, des bombardements, des camps d'internement, la faim, la haine...
Pendant toute ma vie, j'ai été un canard différent.
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J'ai quelque chose pour toi dit-elle. Elle me présenta une boule de laine grise. Fabrication maison. C'étaient deux chaussettes de grosse laine mises en boule. Alors ? Essaie les.
Je regardai désemparé. Cela faisait longtemps que je n'avais plus eu de chaussettes aux pieds ni de chaussures. Nous courons pieds nus au couvent.
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La fille a côté de moi me fit cette remarque. Cela doit être bigrement froid pour tes pieds nus.
Je me mis à la regarder aussi. Elle portait des vêtements au dessus de ses chevilles, ses jambes bien couvertes de chaussettes de laine épaisse.
N'ont-ils pas de chaussettes pareilles pour toi demanda t'elle. Tu vas attrapper quelque chose de courir ainsi sur le sol gelé.
Met tes orteils en dessous du poële à charbon, ils sont bleus de froid.
Il y a des siècles que le clergé abuse des enfants et des jeunes, et ces pratiques se perpétueront . Tout le monde sait, et tout le monde se tait par crainte du pouvoir de cette Gestapo qu'est l'Eglise. Depuis le pape des dogmes, infaillible et impie, qui, coiffé de sa couronne à trois étages, exerce du haut de sa "sedia gestatoria" sa domination sur le peuple peureux, jusqu'aux obscurs frères et sœurs préposés à la surveillance dans les internats religieux.
L'origine de cette méconnaissance réside, à n'en pas douter, chez moi : je me méfie de toutes les femmes, l'intérêt qu'elles suscitent à mes yeux s'étiole vite, pour ce qui est de Sylvie, j'ai été simplement amoureux d'elle, six mois après c'était terminé, le chasseur ayant capturé la biche, la routine n'a pas tardé à s'installer, suivie de l'ennui, lui-même suivi de la résignation ou du refus de me résigner en raison de ma fébrilité et de ma nature remuante... pis que tout ça : au bout d'environ trois ans, notre mariage croupissait dans une indifférence réciproque totale, qui ne nous empêcha pas certes de demeurer prévenants et corrects l'un envers l'autre et de continuer à tenir en honneur les plaisirs de la chair jusqu'au jour où l'apathie s'est faufilée avec un grand bâillement dans le lit conjugal...
J'étais un animal qui n'avait pas reconnu sa progéniture, un chien qui ne flaire pas son propre fils alors qu'il a la truffe dessus.
"[...] il lui arrivait de rester plusieurs jours sans manger, passait si nécessaire plusieurs nuits sans dormir, gérant ses rentrées d'argent avec la plus grande parcimonie afin de s'offrir le théâtre partout où il s'arrêtait, aux besoins en assistant aux représentations le ventre vide sur un des strapontins du poulailler. Le corps n'a pas à regimber, le mien fait sans rechigner ce que je lui commande.
Je l'entends encore prononcer ces paroles, le ton sémillant avec lequel il le fit.
Environ vingt ans plus tard, il devait m'annoncer tout à fait autre chose sur un ton bien différent. Le corps est le grand traître."
Assis à mon bureau, j'aurais voulu, au moment où ma mère disparaissait dans une fournaise à deux cents kilomètres de chez moi, lire à haute voix un passage de ce petit livre, en son honneur, pour lui rendre hommage, comme j'estimais convenable de le faire
Au cours de cette conférence sur les évolutions de la langue contemporaine le remplacements de certains mots par d’autres sans modification fondamentale de la signification – « client » se substituant à « patient », « résident » à « interné » , « s’en aller » à « mourir » ; toutes choses que j’estime au demeurant extravagantes et inutiles, car génératrices de cette imprécision que je réprouve, attaché que je suis à l’emploi du mot juste et clair. Page 136
La salle commune, dénommée « foyer » - avec, sur ses rebords de fenêtres et en son centre, des pots garnis de plantes en plastique. Nous sommes là tels des éclopés dans le cabinet de Jérôme Bosch. Page 144
Ils parlent encore de moi, c’est-à-dire qu’ils parlent par-dessus ma tête comme si je n’assistais pas en personne à leurs délibérations ; je suis une boîte de chaussures vide ou quelque chose de ce genre, ils me prêtent une forme de folie qui me déshumanise et me réduit à n’être qu’un pantin en fauteuil roulant, dépourvu de pensées et poussant de temps à autre un cri ou un grognement. Page 188