AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Jérôme Baschet (111)


Sortir de l’économie rend obsolète la plupart de ses notions constitutives. Faudrait-il alors renoncer à parler de « production », comme on l’a fait ici ? Le terme n’est certes pas dépourvu d’inconvénients, car il charrie l’imaginaire prométhéen d’un humain qui produit par sa seule puissance, à l’image sans doute du dieu biblique. Cependant, il n’implique nullement, par lui-même, le productivisme propre au capitalisme et il paraît donc possible de le repenser en le débarrassant de ses connotations gênantes. C’est dans cette optique qu’on adopte ici ce terme, pour désigner « ce qui reste » quand l’économie a disparu : des hommes et des femmes qui interagissent avec la matière du monde vivant et non vivant pour s’alimenter, se vêtir, créer des lieux habitables, se rencontrer et déployer la suffisance intensive du bien-vivre. En revanche, c’est plutôt la notion de travail, si centrale dans le monde de l’Économie, qu’il conviendrait d’écarter. Cela implique de cesser de définir comme travailleuses et travailleurs celles et ceux qui se livrent à une activité productive (ou reproductive) car, dans un univers postcapitaliste, celle-ci ne saurait être ce qui fonde un quelconque statut social. De fait, s’identifier comme travailleur ou travailleuse, c’était se laisser happer par les catégories du capitalisme, même lorsqu’on s’opposait à lui, comme l’a fait le mouvement ouvrier. Le travailleur est celui qui accepte une activité subie, qui se dessaisit de ses capacités manuelles ou intellectuelles et les engage dans un projet dont la maîtrise revient à d’autres – bref, celui qui reste étranger aux fins de son activité. C’est pourquoi il ne peut y avoir de sortie du capitalisme sans abolition du travail salarié, mais aussi de la notion même de travail. C’est la condition pour restaurer l’unité du faire humain dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la production, des activités d’organisation collective ou des tâches domestiques (ainsi, plutôt que de revendiquer la reconnaissance de ces dernières comme travail, c’est l’ensemble des activités qui devraient cesser d’être tenues pour du travail). En finir avec le travail, c’est aussi faire passer au premier plan l’essentiel, le temps disponible, et c’est libérer le goût des activités libres et multiples. C’est inaugurer l’âge du faire.
Il ne s’agit ici que de commencer à réveiller nos imaginaires postcapitalistes, car, à l’évidence, les choix productifs et les options d’organisation seront ceux des collectifs concernés, le moment venu. En réalité, ce chapitre n’a qu’un seul enjeu : prendre la mesure de ce que signifie la fin du monde de l’Économie et saisir l’ampleur des possibles concrets qui s’ouvriraient alors. En finir avec le capitalisme, ce n’est ni encadrer le marché ni abolir la propriété privée des moyens de production. C’est briser la logique de la valeur, qui ramène tout à de pures quantités et exige que l’argent investi se transforme en davantage d’argent. Ce point est crucial, car là se situe le moteur de la compulsion productiviste qui est à l’origine du chaos climatique, de l’effondrement de la biodiversité et de la dévastation des milieux vivants auxquels tous les habitants de la planète Terre sont désormais confrontés.
Commenter  J’apprécie          30
Un mot encore sur la notion de « basculements », qui donne son titre à ce livre. L’événement coronavirus en suggère un premier sens : on a soudainement basculé dans une autre réalité, inimaginable quelques semaines auparavant. Le terme exprime l’imprévisibilité et la brutalité d’un événement aux effets puissants. Son usage s’impose donc, dans une période où toute stabilité apparente n’est que le masque d’une profonde instabilité. Plus précisément, si l’on admet que les équilibres apparents cachent des déséquilibres latents, ils peuvent à tout moment pencher dans un sens ou dans un autre – de faibles modifications dans les conditions initiales suffisant à entraîner des mouvements considérables, avec diverses trajectoires possibles et largement divergentes. C’est cela que la notion de « basculements » permet de signifier : une dynamique aussi indécise et incertaine dans son déclenchement et son orientation qu’ample et massive, une fois enclenchée.
On ne cachera pas que cette notion entend faire pièce à celle d' »effondrement », dont le succès récent, promu par la « collapsologie », est à certains égards préoccupant. On y reviendra dans le chapitre 1, mais on peut souligner déjà que, là où la notion d' »effondrement » suggère un processus inéluctable et fatal, celle de « basculements » privilégie l’incertitude. Et là où l’effondrisme collapsologique propose un récit unique, la notion de « basculements » permet d’envisager une pluralité de scénarios. Pour autant, il ne s’agit nullement de minimiser l’ampleur des catastrophes en cours, ni celle des bouleversements potentiels. De ce point de vue, la notion de « basculements » a l’avantage de faire place à des dynamiques très diverses : situations incertaines et multiplicité des scénarios possibles ; effets de seuil entraînant des accélérations soudaines, voire de brusques retournements de tendance ; mouvements de grande ampleur, assimilables à des glissements tectoniques, etc.
Parler de basculements permet d’amplifier l’ouverture des possibles. Cela invite à reconnaître que, en situation d’instabilité, des possibles opposés peuvent également gagner en probabilité. Et cela contribue à conférer quelque crédibilité à l’hypothèse d’un basculement vers des mondes postcapitalistes qui, certes, peuvent paraître lointains et n’ont rien de certains, mais se laissent cependant entrevoir à travers des dynamiques déjà émergentes. Pour le dire d’un mot, sans doute trop rapide : tout peut basculer, mais rien n’est assuré. Et du moins pouvons-nous nous soucier d’établir quels sont les possibles concrets et désirables à la matérialisation desquels nous souhaitons apporter nos forces.
Commenter  J’apprécie          10
Le présent livre n’a pas pour objet l’analyse de la crise du coronavirus. Il a été écrit au beau milieu de ses vagues successives et s’appuie sur la situation ouverte par cette crise, mais il tente surtout de se projeter au-delà d’elle. La pandémie a entraîné un basculement dans une situation inédite et imprévue. Un peu plus d’un an auparavant, le soulèvement des Gilets jaunes avait déjà suscité une immense surprise et amorcé des dynamiques jusque-là tenues pour inenvisageables ; et cela n’est pas moins vrai du cycle planétaire des insurrections de l’année 2019. Lorsque la réalité se met à dépasser avec une telle frénésie ce que l’on s’autorise à imaginer, c’est qu’on est entré dans une période de très grande instabilité, dans laquelle la gamme des possibles est bien plus ouverte qu’on ne le croit. C’est dans cette brèche des possibles élargis que l’on souhaite s’engouffrer. C’est indispensable, si l’on veut avoir la moindre chance d’être à la hauteur de la puissance d’avertissement de la situation actuelle. Car s’il est vrai que la Covid-19 est une maladie du Capitalocène, alors il y a quelque raison de pousser l’ouverture des possibles au-delà du capitalisme lui-même.
C’est pourquoi on prendra appui sur la situation créée par la crise du coronavirus et les interrogations qu’elle a avivées pour porter la dynamique réflexive jusque vers l’après-capitalisme. Dans le chapitre 2, c’est la mise à l’arrêt de l’économie et les débats sur ce qu’il est essentiel ou non de produire qui conduiront à amplifier la liste des secteurs dont la paralysie définitive serait souhaitable et, plus largement, à esquisser une autre façon d’envisager la production, en la soustrayant aux injonctions d’une croissance infinie et à la centralité des déterminations économiques. Dans le chapitre 3, on argumentera que la crise du coronavirus n’a pas seulement vu le retour en force des États, habituel en période de crise, mais aussi une prolifération d’initiatives autonomes d’entraide et de soin, à partir desquelles il est possible d’envisager des modes d’auto-organisation se déployant dans tous les domaines, jusqu’à esquisser ce que pourrait être une politique non étatique d’autogouvernement. Et, si cette hypothèse s’inscrit dans une dynamique de relocalisation du politique, on verra qu’il est crucial d’aborder la question des lieux en évitant le piège de l’enfermement localiste. Dans le chapitre 4, on partira du fait qu’une crise sanitaire et écologique comme celle du coronavirus oblige à repenser les rapports des humains avec le reste du monde vivant ; cela suppose de rompre avec les fondements de la modernité – le grand partage entre l’homme et la nature, mais aussi l’individualisme et l’universalisme -, afin de cerner des basculements anthropologiques indispensables à l’émergence de possibles postcapitalistes. Enfin, dans le chapitre 5, on proposera une hypothèse stratégique visant à relier ces possibles postcapitalistes à l’analyse de la situation présente.
Commenter  J’apprécie          10
La dénonciation des travers de l’hégémonisme, y compris au sein des organisations supposément vouées à la recherche de l’émancipation, est ici particulièrement virulente. Il convient donc au contraire d’oeuvrer à préserver l’hétérogénéité, de s’organiser à partir de différences se reconnaissant et se respectant comme telles, sans s’enfermer pour autant dans une pure atomisation (ce pourquoi le sous-commandant Marcos invite les « dignes rages » à se faire collectifs, bandes, groupes, ou tout autre terme qui siéra à qui veut relever le défi de passer du « je suis différent » au « nous sommes différents »). Surtout, les différences doivent être reconnues comme une force : « On ne vainc pas le Commandeur avec une seule pensée, une seule force, une seule direction (aussi révolutionnaire, conséquente, radicale, ingénieuse, nombreuse, puissante et autre qu’elle soit). La diversité et la différence ne sont pas une faiblesse pour l’en bas, mais une force pour enfanter, sur les cendres de l’ancien, le monde nouveau que nous désirons, dont nous avons besoin et que nous méritons (…) Dans notre rêve, ce monde n’est pas un, mais nombreux, différents, divers. Et c’est dans sa diversité que se trouve sa richesse » (Eux et nous). Et de même, lors du Festival mondial de la digne rage : « Nous voulons vous dire, vous demander de ne pas faire de notre force une faiblesse. Être si nombreux et si différents nous permettra de survivre à la catastrophe et de construire quelque chose de nouveau. Nous voulons vous dire, vous demander que ce quelque chose de nouveau soit aussi différent » (Saisons de la digne rage).
Il faut cependant admettre que construire dans la multiplicité est un exercice bien plus ardu que l’alignement sur une position ou une figure unique. De plus, la valorisation de l’hétérogénéité resterait un mot d’ordre creux si n’était prise à bras-le-corps la difficulté qu’elle recouvre : comment faire croître la capacité à s’organiser collectivement dans la reconnaissance et le respect véritable de différences fortes ? Eux et nous avance à cet égard d’utiles suggestions. Cela suppose d’abord de faire davantage de place à une éthique du collectif et, par conséquent, de défaire l’emprise des formes de subjectivité modelées par l’individualisme contemporain. De celles-ci, il découle une exacerbation du « je » et de sa singularité réputée absolue, tandis que ce qui relève du collectif est tenu pour une entrave ou, au mieux, une concession inévitable mais pesante. Dans cette configuration égocentrée, l’affirmation de « ma » différence devient vitale, tandis que celles des autres ont toute chance d’être perçues comme des gênes, voire des menaces. Se plaire (ou se complaire) à parler plutôt qu’à écouter, à affirmer plutôt qu’à interroger, sûr de la supériorité de son propre point de vue et impatient de le faire triompher sur tous les autres sont autant d’attitudes communes, qui minent les efforts de construction antisystémiques. L’appel zapatiste suggère de travailler à rebours de ces habitudes égolâtres et volontiers compétitives. L’art de construire le « nous » est essentiel, mais il n’est pas moins nécessaire de reconnaître qu’il s’agit d’un « nous » hétérogène, qui n’exige nullement la négation du « je », son sacrifice sur l’autel du devoir et de l’intérêt collectif.
Pour concilier ces deux aspects – la construction du nous et la préservation des différences -, les zapatistes insistent sur l’importance du regard : « Regarder, c’est une manière de poser des questions » (Eux et nous). Regarder, c’est suspendre la tentation des affirmations péremptoires et des jugements définitifs. C’est s’autoriser à ne pas savoir encore ; c’est laisser à l’autre le temps de faire valoir ses raisons (ou ses déraisons), différentes des nôtres. Bref, le regard est un espace de suspension du jugement, pour s’ouvrir à la différence de l’autre. C’est l’espace d’un « peut-être », d’une désabsolutisation de nos convictions, qui laisse sa chance à la compréhension réciproque. L’art de l’écoute n’est pas moins précieux ; et c’est pourquoi le périple de l’Autre Campagne visait avant tout à écouter la parole de ceux qui souffrent et luttent dans toute la géographie du Mexique, comme un premier pas indispensable pour tisser un réseau de luttes – et en contraste avec les politiciens en campagne occupés à multiplier les discours et à distribuer les promesses.
Plus largement encore, s’organiser dans l’hétérogénéité requiert un exercice de proportionnalité – une notion reprise d’Ivan Illich, par la médiation de Jean Robert, lors du Festival mondial de la digne rage. Pour les zapatistes, il s’agit d’une invitation à reconnaître ce que nous pouvons faire et ce qu’il convient de laisser à d’autres, une invitation à savoir mesurer jusqu’où s’étend l’espace qui nous correspond et où commence celui d’autrui, une invitation à admettre les limites de tout individu et de toute organisation, autant que l’inachèvement de toute pensée et de toute théorie. Il s’agit de reconnaître que « chacun à son espace, son histoire, sa lutte, son rêve, sa proportionnalité », car c’est seulement sur la base du respect de ce qui est propre à chacun qu’il est possible de combiner nos incomplétudes et de « faire alliance entre nos respectives proportionnalités » (Saisons de la Digne Rage). Ainsi, la proportionnalité est le principe possible d’un faire commun se construisant dans l’hétérogénéité du « chacun sa manière » et au plus loin de toute prétention hégémonique. Et s’agissant de la relation entre l’individuel et le collectif, la proportionnalité est la condition d’un « nous » qui accorde toute sa place aux multiples « je » qui le constituent. Elle oblige à reconnaître qu’il n’y a pas de « nous » possible sans un effort pour faire place à ceux qui pensent ou agissent différemment, y compris lorsque ces « manières de faire » nous déconcertent et nous dérangent. Il s’agit d’apprendre à construire à la fois ensemble et avec les différences propres à un « nous » hétérogène.
Commenter  J’apprécie          10
Dans certains pays comme la France, le soulèvement zapatiste, qui s’est fait connaître le 1er janvier 1994, n’a donné lieu le plus souvent qu’à une vision extrêmement étroite, partagée entre une série d’images d’Épinal sympathiques et diverses caricatures cyniques. Les uns y voient la résurgence d’une sagesse indienne immémoriale, issue du fond des âges, voire de l’innocence du paradis perdu, et se prennent à rêver d’une vie réconciliée avec la nature et d’une harmonie communautaire libérée du poids de la mauvaise conscience occidentale. D’autres se gaussent d’une archéo-guérilla hors de saison, relevant d’un folklore nostalgique et alimentant le tourisme révolutionnaire des déçus de toutes les épopées antérieures. Surgissent aussi les sarcasmes qui ironisent sur une cyber-guérilla plus ou moins post-moderne, sur une « guerre de papier » dans laquelle les balles sont remplacées par les mots, et le combat de terrain par l’affrontement virtuel sur le web. Il s’agit là d’un thème vite lancé par le ministère mexicain des Relations extérieures et exploité avec une belle fringale par les médias et leurs serviteurs pressés. C’est que l’aubaine est parfaite pour le grand spectacle de la communication, trop heureux de virtualiser un mouvement social massif et d’occulter les rebelles derrière l’écran du médium qui symbolise son propre triomphe. Du reste, de la cyber-guérilla, on en vient inévitablement à gloser sur la mode médiatique suscitée par la personnalité du sous-commandant Marcos et son art de la communication. Pourtant, le zapatisme médiatique n’est qu’une invention des médias eux-mêmes, une ruse du spectacle ambiant qui s’efforce de neutraliser ses ennemis en les façonnant à son image.
S’opère ainsi une réduction typique de la logique médiatique qui, pour désarticuler les réalités sociales et les rendre incompréhensibles, concentre tous les projecteurs sur le fait individuel. Il ne reste plus alors du zapatisme que Marcos, adulé par ses fans et dénoncé par les propagandistes néolibéraux comme un manipulateur machiavélique. De toute manière, il est impensable qu’un mouvement indigène ne soit pas dirigé par un chef blanc, qu’il s’agisse du sous-commandant ou de Samuel Ruiz, l’évêque « rouge » de San Cristóbal de Las Casas. Se répète ainsi le mépris multiséculaire des dominants pour les mouvements populaires, réputés incapables de s’organiser eux-mêmes et ainsi dépossédés de leur histoire, jusque dans leur révolte. Dans le cas du soulèvement zapatiste, s’y ajoute la volonté d’ignorer l’existence d’un puissant mouvement social indigène et paysan, engageant des centaines de milliers d’hommes et de femmes, dont la formation et l’essor traversent l’histoire du Chiapas depuis les années 1970 au moins.
Toutes ces visions, qu’elles soient suscitées par la mauvaise foi des défenseurs du statu quo ou seulement par l’étroitesse de vue et la naïveté d’une information désinformée, empêchent de comprendre l’importance du mouvement zapatiste. D’où le présent livre, qui voudrait s’efforcer de remédier un tant soit peu à une telle situation.
Commenter  J’apprécie          00
PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ÉDITION (2019)
La rébellion zapatiste, par son étonnante capacité de résistance et sa vitalité persistante, a rendu obsolète La rébellion zapatiste, ouvragepublié en 2002 puis repris dans la collection « Champs » trois ans plus tard.
On ne peut, bien sûr, que s’en réjouir, tout particulièrement au moment où cette expérience franchit le cap du quart de siècle d’existence – soit une longévité très singulière pour une aventure rebelle radicale de cette ampleur.
Une édition actualisée de ce livre était donc nécessaire. Non pas que les analyses qui y étaient proposées aient été invalidées au cours des années postérieures à sa publication. Mais parce qu’il y manquait ce qui est devenu l’essentiel et qui, désormais, donne sa perspective à tout le reste : la construction de l’autonomie dans les territoires rebelles du Chiapas, dont la création des conseils de bon gouvernement, en 2003, a marqué l’approfondissement.
Car voilà le paradoxe : la rébellion zapatiste a presque cessé de faire parler d’elle au moment où, pourtant, se consolidait sa dimension la plus remarquable. Il est vrai qu’elle est sortie du domaine de l’événementiel et a progressivement renoncé aux facilités de la personnalisation, jusqu’à la mort autoproclamée du charismatique sous-commandant Marcos. Elle est devenue une révolution invisible, qui invente patiemment et en silence des modalités d’autogouvernement populaire, en complète sécession vis-à-vis des institutions de l’État mexicain. Dans un territoire comparable à celui d’une région comme la Bretagne, cette expérience défend et déploie des formes de vie à la fois ancrées dans la tradition indienne et inédites, qui constituent une alternative concrète aux logiques capitalistes dominantes. L’autonomie zapatiste est ainsi l’une des utopies réelles les plus radicales et les plus remarquables qu’il soit donné de découvrir aujourd’hui, sur notre planète livrée à la folie destructrice et déshumanisatrice de la quantification économique.
C’est donc à la construction de l’autonomie zapatiste qu’est consacrée la nouvelle postface qui clôt ce volume. On peut considérer qu’il s’agit d’un chapitre à part entière et même, en quelque sorte, du chapitre principal de ce livre, celui qui lui donne sa véritable perspective. C’est pourquoi le lecteur qui le souhaiterait serait bien avisé de lire cette postface en premier, après avoir pris connaissance de l’introduction et du prologue historique (désormais prolongé jusqu’au moment de rédaction de cette édition), pour revenir ensuite aux chapitres du livre.
Ceux-ci ont été reproduits ici tels qu’ils figuraient dans l’édition de 2002. Comme on l’a dit, leur contenu est demeuré valide, même s’ils demandent à être complétés. C’est pourquoi on trouvera, à la fin de chaque chapitre, des développements nouveaux indiquant certaines inflexions et clarifications au sein des conceptions zapatistes, ainsi que des éléments qui permettent d’approfondir les analyses initialement proposées.
Une précision encore. L’autonomie se construit dans un territoire propre, selon des modalités particulières. Une telle expérience est nécessairement située, localisée. Mais on aurait tort de la réduire à une affaire locale. Singulière, une expérience d’autonomie ne saurait constituer un modèle qu’il s’agirait de reproduire ailleurs ; mais la démarche qu’elle met en œuvre est multipliable partout, sous des formes chaque fois spécifiques. C’est en cela que la portée de la rébellion zapatiste déborde les frontières du Chiapas et du Mexique. En outre, celle-ci, toujours soucieuse d’imbriquer lutte des peuples indiens, perspective nationale et horizons planétaires, apporte de suggestives contributions à l’effort collectif pour refonder une perspective d’émancipation désirable et crédible – ce qui suppose d’abord de se libérer des pratiques politiques et des schémas de pensée qui ont contribué à mener les espérances révolutionnaires du XXe siècle vers de tragiques échecs. C’est pourquoi il serait regrettable de ne pas accorder à cette expérience rebelle toute l’attention qu’elle mérite.
Commenter  J’apprécie          00
Le responsable de notre douleur, des injustices, du mépris, de la spoliation, des coups sous lesquels nous vivons, est un système économique, politique, social et idéologique, le système capitaliste.
Commenter  J’apprécie          00
La terre pour nous n’est pas une marchandise. La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons.
Commenter  J’apprécie          10
On peut bien (...) dérouler l'interminable litanie des crimes du capitalisme, cela ne changera rien, cela ne suffira pas. Tant que la croyance (ou, simplement, la sensation) qu'il n'y a pas d'autre forme sociale viable demeurera inébranlée, tant que n'aura pas commencé à prendre consistance la possibilité d'une organisation non capitaliste de la vie, la plupart d'entre nous continueront de se résigner à l'état de fait ou de promouvoir des arrangements limités au sein du désastre.
Commenter  J’apprécie          102
Il est inscrit au fondement même du capitalisme que la force de travail est une marchandise ; mais désormais c'est la vie, en tant que vie-pour-le-travail, qui devient elle-même une marchandise. En bref, la marchandisation enveloppe la vie triplement : comme temps de travail vendu pour la production, comme temps disponible pour la consommation et comme temps (quasi permanent) de constitution d'un soi conforme aux exigences du marché.
Commenter  J’apprécie          10
Jérôme Baschet
Nous savons désormais que nous préférons n’être rien aux yeux d’un Macron plutôt que de réussir dans son monde cynique et hors-sol. Voilà bien ce qui pourrait arriver de plus merveilleux : que plus personne ne veuille réussir dans ce monde-là et, par la même occasion, que plus personne ne veuille de ce monde-là. Ce monde où, pour que quelques uns réussissent, il faut que des millions ne soient rien, rien que des populations à gérer, des surplus qu’on balade au gré des indices économiques, des déchets que l’on jette après les avoir pressé jusqu’à la moelle.
Commenter  J’apprécie          75
Ainsi les formes classiques de la représentation sont-elles la mise en œuvre méthodique, sans cesse plus évidente aujourd'hui, de l'absence effective du représenté.
Commenter  J’apprécie          20
Un examen approfondi, qu'on ne peut détailler ici, permet d'estimer qu'environ la moitié des activités économiques actuellement réalisées sous l'emprise du productivisme capitaliste et des formes de gouvernance qu'il requiert répondent aux seules exigences d'auto-entretien de la logique de valorisation de la valeur, tout en s'avérant humainement dépourvues de toute pertinence et nuisibles pour le vivant.
Commenter  J’apprécie          42
On en conclura que l’adémie, autrement dit l'absence du peuple, est consubstantielle à l'état, fût-il démocratique (au sens éminemment restreint de la désignation par élection des gouvernants et des représentants). On peut alors considérer l'État comme à mon appareil de capture de la puissance collective – laquelle n'est dénommée “souveraineté“est située en principe dans le peuple que pour mieux garantir que ce dernier en soit pratiquement dépossédé. C'est opération de dissociation et de capture aboutit à l'exercice d'une souveraineté cette fois bien réelle : celle de l'état lui-même. 
Commenter  J’apprécie          30
Il est probable que l'appareil d'État mis en déroute un temps durant, tente de reprendre la main, par la répression directe, l'activation de divisions internes au soulèvement et, surtout, par une proposition politique immanquablement répétée dans tant de circonstances similaires : convoqué des élections pour la formation d'une Assemblée constituante. Est ainsi lancé la promesse d'un nouveau pacte politique, que certains peuvent espérer conforme aux aspirations portées par le soulèvement. Mais le piège est bien connu ; et tout l'enjeu est alors de savoir s'il peut être déjoué, afin de prolonger la dynamique d’auto-organisation populaire et d'éviter le retour aux formes convenues de la représentation, rapidement reprises en main par une classe politique à peine renouvelée.
Commenter  J’apprécie          10
Il est impossible de s'attaquer radicalement aux cause de la catastrophe en cours je sans éliminer la matrice productiviste du capitalisme – donc le capitalisme lui-même.
Commenter  J’apprécie          80
À production locale, décisions locales.
Commenter  J’apprécie          00
Il est clair que la délimitation entre les formes de délégation dissociatives et non dissociatives n'est jamais tout à fait assurée, mais cette distinction n’en est pas pour autant moins décisive. Elle est même au cœur de la différentiation entre une politique étatique, fondée sur une capture méthodique de la puissance collective et sa condensation en pouvoir-sur, et une politique non étatique, qui lutte sans trêve pour que l'exercice des tâches politiques ne soit rien d'autre qu'un pouvoir-faire, c'est-à-dire une manifestation de la puissance collective d’agir. 
Commenter  J’apprécie          60
Il ne s'agit en aucun cas de proposer un modèle, mais simplement d'ouvrir les imaginaires en tentant une hypothèse de politique non étatique postcapitaliste.
Commenter  J’apprécie          00
En finir avec le capitalisme, ce n’est ni encadrer le marché ni abolir la propriété privée des moyens de production. C'est briser la logique de la valeur, qui ramène tout à de pures quantités et exige que l'argent investi se transforme en davantage d’argent.
Commenter  J’apprécie          00



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jérôme Baschet (264)Voir plus

Quiz Voir plus

Quiz sur le livre "Voyage à Pitchipoï"

Qu'est-ce que "Pitchipoï" ?

C'est le camp des Milles
C'est le camp de Drancy
C'est le camp d'Auschwitz

10 questions
1405 lecteurs ont répondu
Thème : Voyage à Pitchipoï de Jean-Claude MoscoviciCréer un quiz sur cet auteur

{* *}