Il s'appelle Antoine, elle le nomme "l'Olivu", l'Olivier. Elle s'appelle Ianina, il la nomme "Marine" - l'île a le diminutif facile, le petit nom protecteur - rien n'est bleu en elle, rien, sinon cette robe tunique, un peu passée, un peu informe, qui, avec le vent, la fait plus nue que nue. L'oeil est noir, mobile. Le visage, le corps tout entiers entamés par les soleils. Muette quand il faut, prolixe quand il convient. Une Antigone qui veut tout. A la voir, on sent qu'elle a peine à en terminer avec son adolescence.
Lui, noueux, rustique, est un descendant des conteurs du Sud : bergers, guerriers ou voyageurs. Son parler, certains jours, a l'ampleur des versets d'Arabie : de la soie tissée dans le velours. Il lisse les mots, les habille jusqu'à les rendre polychromes. Sans cesse, il lui raconte l'île. Et elle, indocile, transpose.
Depuis peu, mon prurit insulaire me reprend, il est le signe que j'ai atteint le seuil de saturation. A dates fixes, j'ai besoin de changer d'air, de me rassurer. Le temps est venu. J'entends une sorte d'appel qui étouffe ma mélancolie. Je voudrais l'entretenir de l'ombre des pins maritimes, d'un pas sur le gravier, de la chaleur des pierres, d'une maison rustique dont les pierres me protègent. Je devine l'arrivée des vents contraires qui m'emportent. J'ai par moment l'identité qui s'embrouille. Je crains, souvent, qu'elle ne m'écoute que d'une oreille.
Alléluia ! Elle consent à connaître ma terre ! Mes suppliques répétées, l'humidité constante qui explique cette « odeur de chien mouillé », ont eu raison de son engouement pour la ville. Elle accepte.
— Ce sera, dans le chapelet des îles, la tienne que nous visiterons la première. Après, il y aura Sumatra, les îlots de la Sonde et Trinidad, et Cuba, les Fidji et Bali … Les alanguies, les atolls, les pacifiques, les lagons du vent, les terres perdues … Songe que certaines sont si petites que personne n'a jamais pensé à les nommer. Elles baignent dans des eaux à rafraîchir les yeux : émeraudes, turquoises, pistaches, bleu cobalt, lapis lazzuli. Les millions de poissons qui s'y promènent sont polychromes. Sur ces poussières d'îlots poussent, côte à côte, des orchidées, des bougainvillées, des herbes médicinales, mais aussi la vanille et le cacao, le café et la girofle, la papaye et les fruits de la passion.
Elle déambule, de tropiques en équateurs, de Caraïbes en barrière de corail. Ses raccourcis tiennent davantage du dérapage poétique que de la géographie. C'est ainsi qu'elle aime redessiner la carte du monde.
Incapable d'assumer un seul projet à la fois, Laura dériverait autour de la planète, d'îlots en archipels, si je ne la retenais pas. Peu m'importe, l'essentiel est qu'elle ait cédé.
Je me charge de tout, des horaires, des billets, des valises, du teinturier, des lunettes de soleil. Je me rends indispensable. Je vais lui montrer d'où je suis natif. Je vais lui donner à voir ce pays que la mer attaque, cette côte semblable à une lame ébréchée, cette montagne massive qui nous coupe en deux, ces broussailles, ces fougères, ces paysages inchangés depuis les origines. Une Corse lumineuse, par endroits, et ailleurs, usée d'angoisses.