Jérôme Dupeyrat

Depuis une vingtaine d’années, les livres et publications d’artiste suscitent un fort intérêt et une abondante production. ‘Esthétique du livre d’artiste’, le livre référence de Anne Moeglin Delcroix publiée en 1997 avait donné une lecture historique du phénomène né dans les années 60 et 70 dans le sillage de l’art conceptuel ou d’un mouvement comme Fluxus. Au contraire du livre d’art, marqué du sceau de la bibliophilie, caractérisée par une logique de luxe et de rareté, le livre d’artiste témoignait au moment de son émergence des motivations particulières de leurs auteurs : envie de démocratiser l’art, de rechercher des modalités alternatives de production et de diffusion, de redéfinir l’œuvre d’art…



Au travers de 23 entretiens, le livre de Jérôme Dupeyrat offre un panorama de la création contemporaine dans le domaine des publications d’artistes. Au-delà des cas particuliers de chacun des personnes interrogées, l’ouvrage est intéressant car il permet de comprendre les enjeux de cette pratique, que ceux-ci s’inscrivent dans la continuité de la génération des années 60-70 ou qu’ils soient renouvelés du fait des évolutions artistiques, technologiques ou sociétales.



On remarquera que le titre de l’ouvrage parle de ‘publications’ et non de ‘livres’. La création imprimée ne se limite pas en effet aux livres mais englobe d’autres objets comme des affiches, des posters, des journaux, des flyers… Quoi qu’il ne soit, la plupart des personnes interrogées se montrent peu intéressées par définir le genre, dont les contours restent assez flous.



Néanmoins, pour les artistes d’aujourd’hui, publier implique de connaître l’histoire et les travaux des maîtres reconnus du domaine comme Ed Ruscha mais surtout de s’interroger sur la position actuelle du livre dans l’univers digital. Internet n’a pas tué les publications imprimées, bien au contraire. Le livre imprimé garde des caractéristiques spécifiques par rapport à une forme numérique : pérennité, facilité de transport ou d’utilisation, caractère séquentiel du rapport au texte ou à l’image… Dans le monde digital, la publication imprimée apparaît d’abord comme un objet matériel porteur d’une esthétique, plus qu’un véhicule d’idées ou d’images, ce que permet aussi internet. A ce titre, beaucoup d’artistes attachent une certaine importance à la forme et au design graphique de leur production, que celle-ci soit réalisée de manière autonome, dans une certaine autarcie, ou en collaboration avec des graphistes. Le numérique a également bouleversé les modes de production en permettant par exemple l’impression à la demande, l’impression bon marché, même à de très faible tirages. Même si la publication d’artiste reste le domaine du do-it-yourself par excellence, la relation avec un éditeur est souvent envisagée. Le sujet de la démocratisation reste d’actualité mais celle-ci a dépassé l’horizon utopique des ainés : c’est l’accessibilité plus que l’importance de la diffusion (souvent extrêmement confidentielle) qui est mise en avant. Pour beaucoup d’artistes, l’édition est aussi pensée dans son caractère complémentaire de l’exposition. Enfin, dans un monde saturé d’informations et où le déferlement d’images est incessant, les artistes s’interrogent sur leur rapport à ces flux ou au langage et s’engagent souvent dans des démarches de citation et d’appropriation.