
26 décembre
Emilio a appelé à sept heures ce matin, avec une voix sourde, presque éteinte – peut-être avait-il peur qu’un membre de sa famille ne l’entende –, et je lui ai proposé de nous retrouver autour d’un petit déjeuner au restaurant de l’hôtel, une heure plus tard.
Bouffi, ses vêtements semblant trop petits, il m’a démontré, sans le vouloir, comment le manque d’exercice pouvait modifier la silhouette de l’un des pires tueurs belges que j’ai rencontrés.
Dès son arrivée, j’ai compris qu’il vivait cette entrevue comme une épreuve. Son front et ses lèvres perlaient comme s’il venait de courir un sprint. Bien qu’il fasse tout pour dissimuler sa nervosité, ses mains tremblaient d’une étrange manière et trahissaient sa méfiance à mon égard.
— Bonjour, Margaux, a-t-il fait avec ce petit air charmeur qu’il avait conservé après toutes ces années. J’espère que tu as de bonnes nouvelles.
Je n’ai rien dévoilé de mes intentions.
— Comme je n’étais pas venue à Anvers depuis longtemps, je me suis dit que je pourrais en profiter pour te voir.
— Tu as bien fait, a-t-il poursuivi, subitement rassuré, presque euphorique en apprenant que je n’attendais rien de professionnel de sa part.
Pendant que le serveur nous apportait de quoi nous sustenter, il m’a dépeint sa vie actuelle. J’ai profité de toutes ces mains qui ajoutaient cafés, croissants, orangeades et confitures sur notre petite table carrée, pour déplacer les verres et accomplir mon dessein.
Je suis également assez douée pour les tours de passe-passe. Vous soufflez sur mon poing fermé, et lorsque je l’ouvre, c’est le carnage, trois, cinq, vingt morts. Et personne n’a rien vu venir.
— Tu sais, les choses sont beaucoup plus simples pour moi, à présent. Je travaille dans ma petite boutique d’antiquités et cela me plaît beaucoup. Anvers est plus touristique qu’on ne l’imagine. Je travaille avec Murielle, ma femme, que je te présenterai à l’occasion, si tu me promets de garder son existence secrète... Elle est charmante. C’est le genre de personne qui sait transformer la monotonie d’une vie ordinaire en enchantement renouvelé chaque matin... Nous avons deux enfants, Emric et Jordan. Ils... Ils sont très mignons...
Il m’a regardée en affichant un air gêné que je ne lui connaissais pas :
— Personne ne sait pour... Enfin, tu sais, comme moi... Officiellement, j’ai toujours travaillé à l’étranger, mais avant je vivais en Israël... Je ne leur ai pas beaucoup menti. C’est vrai que j’y ai travaillé, mais pas vraiment dans le domaine des antiquités, comme tu le sais.
Il s’est mis à rire et puis il s’est arrêté net en constatant que je l’écoutais à peine.
— Tu travailles toujours pour...
— Évidemment.
— Je pensais que tu avais arrêté. Après toutes ces années... C’est si loin tout cela, pour moi. J’ai tiré un trait.
Je lui ai souri.
— Tu sais bien que ça n’est pas possible, Emilio. On n’arrête pas avec Narpeking. C’est Narpeking qui arrête avec nous. Le plan B n’existe pas. La vie est injuste, c’est tout.
— Qu’est-ce que tu veux dire...
Il a reposé sa tasse sur la table, bouche bée.
— Oui, je veux dire que ça ne fonctionne que dans un sens.
Il m’a de nouveau dévisagée comme si je lui étais soudain étrangère.
— Ce sont eux qui nous mettent ça dans la tête, mais on n’est pas obligés d’être ainsi, Margaux, a-t-il dit en lâchant sa petite cuillère sur la table. J’avais dix-sept ans quand j’ai commencé à travailler pour eux, tu te rends compte ? Dix-sept ans ! On n’est pas obligé de respecter un serment prononcé quand on n’a aucune idée de ce qu’il représente dans la durée ! J’étais un gamin !
J’ai préféré ne pas lui soumettre mon point de vue et rester évasive en observant les autres clients de l’hôtel.
Il a naïvement bu deux gorgées de son jus d’orange avant de poursuivre.
— Tu pourrais trouver un homme et refaire ta vie, vivre quelque chose qui t’appartient, construire quelque chose, partir à l’autre bout du monde et te réinventer, comme je l’ai fait... Tu es une jolie fille et... Pardonne-moi, mais tu ne parais pas du tout ton âge.
Mon portable a sonné.
C’était justement Johnny Marr, mon contact à Narpeking.
— Nous vous attendons à Rome demain matin, au café habituel, à neuf heures, m’a indiqué la voix d’un ton monocorde.
— J’y serai.
— Quant à Emilio Lepri, je compte sur vous...
— Évidemment. Considérez que cela est réglé.
Lorsque j’ai raccroché, Emilio m’a scrutée avec terreur.
— C’est... C’est pour ça que tu es venue ! a-t-il commencé à pester. Tu... Tu...
— Calme-toi, lui ai-je conseillé. Et parle moins fort, ça ne sert à rien d’ameuter tout le voisinage. Personne ne doit rien savoir... Je n’existe ni pour toi, ni pour personne.
Terrorisé, il a observé ma bague retournée.
— Ton alliance !
Je lui ai souri avant de retourner ma bague poison et d’en refermer le petit écrin.
Emilio connaissait mes habitudes depuis longtemps.
Nous avions été amenés à nous croiser lors de différentes missions, par le passé. Nous connaissons tous nos petites manies.
— Ce n’est pas une alliance, tu sais bien.
Je porte cette bague de temps en temps. Sa particularité est d’être aussi jolie que passe-partout. Il me suffit de la tourner pour qu’elle déverse son contenu dans...
— Le jus d’orange !
— Tu as tout compris, lui ai-je dit. Mais ça ne devrait pas être une surprise pour toi, Emilio. Je suis même étonnée que tu n’aies pas pris la moindre précaution avant de le boire... Tu as usé de ce genre de subterfuge des dizaines de fois, non ?
— J’ai... J’ai changé de vie et même de nom. Plus personne ne m’appelle Emilio...
— Je sais. On m’a communiqué un dossier complet sur ta nouvelle vie digne d’un sitcom. Quel ennui !
Il a élevé la voix.
— Vous n’avez pas le droit ! C’est du passé ! Alors, pourquoi me tuer, maintenant ? Qu’est-ce que ça va changer ?
J'ai lentement quitté ma chaise.
— Excuse-moi. Je n’aime pas les scandales. D’ailleurs, je dois m’en aller, j’ai commandé un taxi. Il ne devrait plus tarder.
— Margaux ! Je t’en prie ! Pense à ma femme et à mes gosses !
Les clients se sont retournés vers moi, se demandant sans doute ce que je venais de lui dire. Peut-être croyaient-ils assister à une banale dispute, à une rupture qui dégénère.
— Tu me déçois beaucoup, Emilio. Ton comportement est indigne de toi. Je t’ai connu avec plus de classe !
J’ai traversé le restaurant, puis le hall de l’hôtel, d’un pas déterminé.
— Aide-moi, Margaux, dis-moi quel poison tu m’as inoculé... Il doit y avoir un antidote...
Cet imbécile allait tout mettre par terre.
Je me suis arrêtée pour le regarder droit dans les yeux.
— Je plaisantais, tu penses bien. J’ai décidé de te laisser une chance. Il n’y avait rien dans ce jus d’orange. Je voulais juste que tu restes sur tes gardes, même avec moi. C'était une simple mise en garde.
Son expression crispée s’est soudain relâchée et il m’a immédiatement prise dans ses bras, des larmes de joie inondant ses joues.
— Merci, Margaux ! Merci ! Mille mercis ! Je savais bien que tu avais un cœur ! Je savais que tu étais une véritable amie !
J’ai trouvé ce contact physique soudain aussi désagréable que déplacé. Il m’a presque répugné.
Je l’ai immédiatement repoussé afin de poursuivre mon chemin, le laissant derrière moi, un peu hagard, ne comprenant pas mon attitude si ambivalente.
J’ai senti son regard qui me suivait pas à pas jusqu’au sas d’entrée de l’hôtel.
Il a vite dû comprendre que je l’avais dupé, simplement pour éviter ses effusions de désespoir ou de joie. J’ai horreur d’avoir à me justifier, je ne fais finalement que mon travail.
Fort heureusement, le taxi m’attendait déjà.
J’étais à peine montée et installée que j’ai entendu des enfants crier :
— Le monsieur est tombé !
Je ne sais pas de quel côté il était sorti, mais il gisait à présent sur le sol, tout près de la place Groenplaats, la face enfoncée dans la neige, mort.