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Citation de Charybde2


– Nul ne me paraît plus utile et plus approprié que la carrière de médaillon. Être médaillon fut le rêve de ma jeunesse ; me manquèrent cependant les instructions d’un père, et je finis comme tu me vois, sans autre consolation et soutien moral que les espoirs que je dépose en toi. Écoute-moi bien, mon cher fils, écoute-moi et entends. Tu es jeune, tu possèdes naturellement l’ardeur, l’exubérance, la fantaisie de ton âge ; ne les rejette pas, mais modère-les de manière à pouvoir, à quarante-cinq ans, entrer franchement dans le régime de l’aplomb et de la mesure. Le sage qui a dit : “la gravité est un mystère du corps”, a défini la contenance du médaillon. Ne confonds pas cette gravité-là avec cette autre qui, bien qu’elle se manifeste dans l’apparence, est un pur reflet ou une émanation de l’esprit ; celle-là provient du corps, et du corps seulement, un signe de la nature ou une manière d’être dans la vie. Quant à l’âge de quarante-cinq ans…
– C’est vrai, pourquoi quarante-cinq ans ?
– Ce n’est pas, comme tu pourrais le croire, une limite arbitraire, fille d’un pur caprice ; c’est la date normale d’apparition du phénomène. Généralement, le véritable médaillon commence à se manifester entre quarante-cinq et cinquante ans, bien que quelques cas se produisent entre cinquante-cinq et soixante ans ; mais ils sont rares. Il y en a aussi de quarante ans, et d’autres plus précoces, de trente-cinq ou trente ans ; ils sont toutefois peu ordinaires. Je ne parle pas de ceux de vingt-cinq ans : cette précocité est le privilège du génie.
– Je comprends.
– Venons-en au principal. Une fois entré dans la carrière, tu dois porter toute ton attention sur les idées que tu devras nourrir pour l’usage d’autrui et le tien propre. Le mieux serait de n’en avoir aucune ; chose que tu comprendras aisément si tu imagines, par exemple, un acteur privé de l’usage d’un bras. Il peut, par un miracle de l’artifice, dissimuler son défaut aux yeux de l’assistance ; mais il serait bien mieux de disposer des deux. Il en va de même pour les idées ; on peut, en se faisant violence, les étouffer, les cacher jusqu’à sa mort ; mais cette capacité n’est guère commune, et cet effort constant ne saurait d’ailleurs convenir à l’exercice de la vie.
– Mais qui vous dit que moi…
– Si je ne m’abuse, mon fils, tu me parais doué de la parfaite ineptie mentale qui convient à ce noble office. Je ne me réfère pas tant à la fidélité avec laquelle tu rapportes dans un salon les opinions entendues au coin de la rue, et vice-versa, car ce fait, bien qu’il trahisse une certaine carence en idées, pourrait n’être rien d’autre qu’une défaillance de la mémoire. Non ; je me réfère à la contenance rigide et compassée avec laquelle tu as coutume d’exposer franchement tes sympathies ou tes antipathies à l’égard de la coupe d’un gilet, des dimensions d’un chapeau, des bottes neuves qui grincent ou ne grincent pas. Voilà un symptôme éloquent, voilà une espérance. Néanmoins, comme il se pourrait qu’avec l’âge tu en viennes à être affligé d’idées propres, il importe d’en prémunir fortement ton esprit. Les idées sont par nature spontanées et subites ; on a beau les réprimer, elles surgissent et se précipitent. De là cette sûreté avec laquelle le vulgaire, dont le flair est extrêmement délicat, distingue le médaillon complet de l’incomplet. (« Théorie du Médaillon », 1881)
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