AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mimo26


Suède, Falkenberg, hôtel Strandbaden,

samedi 3 décembre 2016, midi.



Alexis Castells remplit son verre et celui de sa mère de bière de Noël.

— Bon Dieu, qu’il est bon, ce saucisson ! C’est fait avec quoi ? demanda goulûment Mado Castells en avalant sa troisième tranche.

— Tu es sûre que tu veux savoir, maman ?

— Je te préparais des beignets de cervelle de mouton quand tu étais petite et on mange bien du lapin, alors croquer du Bambi ne me fait pas peur. Dis-moi ce que c’est.

— De l’élan.

— Voilà, madame Eklund.

Dans deux semaines, Alexis deviendrait « Mme Stellan Eklund », comme la taquinait sa famille. Pourtant, ils s’unissaient selon la mode suédoise et Stellan prendrait le patronyme d’Alexis. M. Stellan Castells, véritable poster boy du multiculturalisme ! Le père d’Alexis était fou de joie : son gendre embrassait si bien l’héritage catalan de la famille qu’il le gravait sur son arbre généalogique.

Mado termina son assiette et s’offrit une nouvelle tournée à la julbord, le traditionnel buffet de Noël proposé par les restaurants suédois à l’approche des fêtes de fin d’année.

Leur matinée mère-fille au marché d’Halmstad avait été joviale et légère, avec une dégustation de glögg, le typique vin chaud sucré et saupoudré de raisins secs et d’amandes effilées. Mado avait acheté quantité de bougies et de décorations de Noël en s’amusant par avance de la réaction de Bert, son mari, quand viendrait le moment de faire les valises. De toute façon, les kilos de sassenage et de morbier apportés de France pour Alexis et sa belle-famille avaient laissé suffisamment de place dans leurs bagages.

— C’est très sympathique, cette tradition, en tout cas, concéda Mado en trempant une saucisse dans de la moutarde de Västervik. C’est comme des tapas de Noël, tu ne trouves pas ? Bon, c’est moins raffiné que chez nous, mais ce n’est tout de même pas mauvais.

— Tu crois que tu arriveras un jour à les complimenter, ces pauvres Suédois ? Ça fait un peu snob, non, de toujours critiquer leur bouffe ?

— Snob, ta mère ? Moi qui collais des affiches pour le Parti communiste ! Toi, alors, tu m’en sors de belles !

Une bourrasque fouetta la baie vitrée.

Mado sursauta.

Le vent jouait avec la mer ; des brassées de vagues mousseuses titubaient avant de s’écraser contre la jetée.

— Tu vas t’installer ici définitivement, je le sais bien…

Le ton de Mado portait le caractère tragique d’un verdict.

Alexis se raidit. Garde ton calme, se sermonna-t-elle.

— M’an… C’est plus facile pour moi de venir vivre en Suède, tu le sais bien. Je peux écrire mes livres partout, mais le business de Stellan est avant tout scandinave ; ce serait impossible pour lui de travailler depuis Londres. Leur entreprise avec Lena est ici, tu comprends ?

Alexis caressa le visage de sa mère. Mado blottit sa joue dans la paume de sa fille.

— Je conçois que ce soit compliqué pour vous de venir à Falkenberg, continua Alexis, mais tu as toujours trouvé Londres tentaculaire et intimidante. Falkenberg est une ville à taille humaine…

Mado se dégagea de l’étreinte d’Alexis.

— Oui, bon, d’accord, mais passer de plusieurs millions d’habitants à vingt mille, ça va te faire un choc. Encore, si c’était Stockholm, je me dirais, ma foi… Mais Falkenberg ? Autant t’enterrer vivante. Et puis, avec toi, je n’ai pas le temps de m’habituer qu’il y a déjà un autre changement…
— Oh, maman, arrête, enfin ! J’ai passé plus de dix ans à Londres !

La patience d’Alexis s’érodait déjà. Elle se tapa mentalement sur les doigts.

— Bon, d’accord, d’accord… Explique-moi ce qui te dérange vraiment. Il y a un problème avec Stellan ?

— Non, pas du tout, répondit Mado, le regard vissé à son assiette.

Alexis eut soudain la sensation que les rôles s’inversaient. Ou peut-être pas. Les mères avaient certainement le besoin et le droit d’être rassurées par leurs grands enfants…

— C’est… la culture scandinave, Alexis… Elle est à mille lieues de la nôtre… C’est… plein de petites choses… Ils sont flegmatiques, impassibles, limite coincés, alors que nous autres, Méditerranéens, on est communicatifs, spontanés, pour ne pas dire démesurés. Chaque fois que j’ouvre la bouche, ils sursautent ! Comme si j’étais une extraterrestre exubérante ! Ils ont une sorte de tiédeur qui me donne envie de leur coller des baffes, tiens ! Non, mais c’est vrai, il est bizarre, ce peuple… Prends seulement l’exemple de ce dessin animé avec le canard, là, comment il s’appelle ?

— Donald.

— Non, le dessin animé…

— Kalle Anka.

— Oui, voilà. Tous les 24 décembre, le même dessin animé, à la même heure et depuis plus d’un demi-siècle ! Tu te rends compte ? Sans parler de ce pain sec qu’on te met à table et qu’il faut tartiner de beurre et de fromage pour espérer lui donner du goût ! On dirait des galettes de paille ! On ne le filerait même pas aux poules, chez nous ! Et leur obsession du golf… Bref, c’est ton choix…

— Et moi qui pensais que tu passais un bon moment…

— Si tu me disais que tu fais tout ça parce que vous comptez avoir des enfants, là, je comprendrais, poursuivit sa mère sans l’entendre.

Ah, voilà. Mado avait craché le morceau. On arrivait enfin au cœur du problème. Alexis, presque quarantenaire, et sans enfant. Rien de pire, pour Mado Castells, que de laisser le sacro-saint utérus en jachère. La femme se réalisait et se révélait dans la maternité. La femme était mère avant tout. Et mère louve, s’il vous plaît. Donc, après avoir sorti l’utérus, mesdames, sortez les dents !

Alexis étala du beurre sur un morceau de knäckebröd qui se brisa dans sa main.

— Tu vois ! Qu’est-ce que je te disais ? De la paille, ce truc !

— Oh, arrête, m’an ! Tu ne vas pas me sortir la rengaine francofrançaise sur la baguette, si ?

— Je n’en ai même pas besoin ! claironna Mado en repoussant du bout des doigts les miettes de pain azyme.

Alexis soupira.

L’après-midi allait être long. « Comme un jour sans pain », aurait ajouté sa mère.
Commenter  J’apprécie          30





Ont apprécié cette citation (3)voir plus




{* *}