Parfois, les premières de couverture peuvent en dire long. Une « femme indomptable et farouche ». C’est elle, là, sur le ponton en bois. Une femme mince, légère, habillée d’une fine robe à fleurs, qui semble profiter de son instant de calme, du silence de l’eau, de la forêt. Mais si on regarde de plus près, on commence à lire le roman. Ses mains, qui tirent les ficelles de sa robe, c’est elle qui manipule, c’est elle qui est maître de son histoire. Un geste pas anodin, les fils semblent se resserrer autour de sa gorge, un geste de strangulation. Mais le tout d’une désinvolture extrême, naïvement, comme si elle n’était, au final, pas responsable. Et ce noir, cette eau sombre en dessous d’elle, une eau de remords, une ombre d’huîtres et de corps, qui ne tarderont pas à remonter à la surface. La pêche révèlera bien des surprises …
Dans ces impitoyables eaux profondes, dans cette Louisiane des années 50, dans cette atmosphère moite du bayou, il y a deux familles. Deux familles qui pêchent, deux familles qui se battent pour continuer à vivre, à manger, à payer. Des parcs à huîtres dont on espère, chacun de son côté, qu’il sera meilleur que l’autre. Que la pêche sera bonne, que les filets craqueront sous la masse cliquetante des huîtres. D’un côté, les Petitjean. Felix, Mathilde, Thérèse et Alton. Deux parents et leurs deux enfants. Une famille simple, qui se sert les coudes, qui tente chaque jour de subsister. Une mère aimante, un frère et une soeur qui s’aiment. Un père vigoureux mais distant, mais dont le savoir est salvateur. De l’autre, les Bruneau. 3 frères, un père. 3 frères qui se détestent, s’apprécient, un père qui connaît les ficelles du métier. C’est alors que les Petitjean n’ont plus rien, leurs récoltes vont de mal en pis. Horse, le père Bruneau, leur propose un prêt. Qu’ils acceptent. Voilà le départ d’une lente descente vers l’Enfer. Oui le vrai. Depuis ce jour, tout s’envole, tout s’évapore, les bulles sales et boueuses du bayou éclatent à la surface, et sèment le chaos. Horse est retrouvé dans l’eau, une entaille dans les côtes, la silhouette d’Alton flotte à la surface, sans vie. Deux meurtres. Une histoire. Des liens entre les deux familles qui ne vont tarder à être révélés. La mère défunte, un père différent, un frère différent. Tout ce beau monde s’aliène, devient autre. Les passions s’exacerbent dans les reflets verdâtres de l’eau, dans les maisons de tôle et de bois, que l’homme a crée, à la sueur de son front. On s’accueille, on se questionne. On complote, on veut voler l’argent. Mais tout dégage, tout se déglingue. La « main divine » frappe au hasard, le fléau bat les personnages comme les blés. Et Thérèse, pleine de vie, rayonnante, joyeuse et grave, gravite de l’un à l’autre. Elle ensorcelle, elle hypnotise, elle ment, elle se dévoile. Une jeune fille dont le sang éclaboussera la robe …
Une écriture du clair-obscur. John Biguenet nous dévoile, nous masque les mystères. Il nous décrit les décors et les histoires horribles, et sincères du bayou. Une écriture belle et proche, un Soleil, une Lune qui éclairent tour à tour les eaux impénétrables. Un tourbillon de sens, de sentiments, qui, au final, n’est que le fruit des eaux. Ces eaux autour desquelles tout tourne, ces eaux présentes, latentes, attentives, décisives et assassines. Regardez encore l’image. Je viens de remarquer une chose encore. Le ponton, dont le bois semble vieux, tend vers la gauche, tend vers le bas, tend vers l’eau. L’eau happe, l’eau mange. Ce démon si calme, si énorme, n’attend qu’une chose. Qu’un corps vienne s’y plonger, qu’un corps vienne s’y mouiller. Et là, alors, arrivera ce qui devait arriver. La « main divine » n’est peut-être pas si injuste, en fin de compte … Un roman d’une extrême justesse, où l’on se coupe, où l’on s’entaille, comme lorsque l’on tente d’ouvrir une huitre. Une histoire aussi dure que la coque, et qui cache un secret. L’eau qui dort et qui clapote n’aura plus le même écho, dorénavant …
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