Même si parfois c'était dur d'avoir faim, moi je l'ai connue la douceur de vivre; ça n'a rien à voir avec la vie qu'on mène à Grand-Couronne. Je vois bien comment ils vivent ici. Tout le monde se dispute, les voitures se klaxonnent, les gens se regardent par en dessous les sourcils, comme si chacun s'attendait à ce que l'autre lui vole sa montre ou son portefeuille; ils font leur épicerie presque en courant, jamais contents de rien, râlant sur tout; quand on passe devant les bistrots, on entend les bonshommes qui jurent parce que rien ne marche à leur goût; les femmes s'en vont avec leur panier au bout du bras, le dos un peu rond, la démarche raide, le regard fixe, presque éteint. Rien à voir avec les femmes de chez nous dont le pas danse lorsqu'elles reviennent avec quelque chose à manger.
Combien de fois ai-je entendu que la nuit, tous les chats sont gris, que les bons comptes font les bons amis, que le soleil luit pour tout le monde, que les petits ruisseaux font les grandes rivières, que l'habit ne fait pas le moine, que trop prouver ne prouve rien, qu’à chaque jour suffit sa peine, qu'il ne faut pas se fier à l'eau qui dort, que la fin justifie les moyens ou que le silence est d'or ! Avec des phrases comme ça, elle est capable de tout expliquer de la vie et de dire comment ça marche; sauf que la vie qu'elle me fait vivre « pour mon bien », je m'en serais bien passé...
Je ne veux pas que tu restes avec les Arabes, me dit Chantale. Je ne suis pas raciste, mais il faut bien voir les choses en face : dès qu'il y a une voiture volée, c'est eux; dès qu'on entend parler d'un vol, c'est eux; une bagarre dans un café ou dans la rue, c'est encore eux; du trafic, du recel, de la drogue, des couteaux dans le dos, c'est toujours eux. Il n'y a pas à en sortir, ils sont dans tous les mauvais coups. Ça ne m'étonne pas du tout que tu aimes leur compagnie; qui se ressemble s'assemble.
Il y quelque chose que je ne comprends toujours pas dans ce pays : c'est le plaisir, on dirait, que les gens ont de tout rendre triste. Ça serait plus gai d'aller à l'école s'il y avait des belles couleurs, ça serait plus gai de vivre chez les Bastarache s’il n'y avait pas tout le temps quelque chose à faire comme ci ou comme ça. Mais tout marche avec des « règles de vie » que Chantale n'arrête pas de répéter pour n'importe quoi.
Grâce à la musique, parfois j'arrive à oublier. Car même ici je joue et tout le monde s'accorde pour dire que je suis doué. Chantale me laisse faire et même m'encourage; je l'entends souvent dire qu'avec beaucoup de travail, je pourrais passer à la télé comme les jeunes prodiges qu'on y voit parfois. Elle prend peut-être ses rêves pour des réalités, mais pourquoi la contredire ? Pendant ce temps-là, elle me laisse jouer en espérant se retrouver un jour la mère d'un nouveau prodige – ce qui ajouterait encore à son palmarès de mère de l'année – et moi, je trouve l'évasion dont j'ai besoin dans la musique.
C'est bon, toutes ces bulles sucrées dans la bouche. C'est agréable quand ça passe dans le gosier, mais je suis sûr que ça doit être encore meilleur lorsqu'on a pu l'avoir sans histoire.
Les étrangers ! Ils sont tous jaloux de la France. Ils savent bien que c'est le pays de la douceur de vivre, le plus beau pays du monde. Ils voudraient tous y habiter. C'est pour ça qu'il faut se défendre contre les étrangers qui, si on les laissait faire, se répandraient partout comme des rats. Quand on vit en France, on parle français et on vit à la française : la France aux Français !
Au Maroc, il paraît qu’il y a tout le temps du soleil. On n’es pas riche, mais on n’y est pas malheureux. Elle dit que là-bas les familles sont plus unies qu'ici. Que les jeunes respectent les vieux, que les vieux ne vivent pas dans des asiles, et là-bas, elle n'a jamais entendu dire qu'une femme faisait du mal à son fils. Il y a aussi la mer et l'eau y est bonne à longueur d'année.
L'air devient comme plus sombre et il y a tous ces drôles de gens autour de moi. Ils ne sont pas méchants, je ne crois pas; quand ils me regardent, ils me sourient, mais c'est comme si ce n'était pas un vrai sourire. Ils doivent savoir quelque chose que je ne sais pas et personne ne veut rien me dire.
De toute façon, mieux vaut des règles même sans fondement que pas de règles du tout. Ce ne serait pas plaisant pour tout le monde si chacun faisait ce qui lui plaît. Le principe ce n'est pas à quoi sert la règle, c'est de s'y conformer si l'on veut vivre dans le respect les uns des autres.