BABA : (...) Attends encore un peu, juste un peu, c'est toi qui est venu pour ma mère, tu te souviens? Elle avait l'histoire du monde tatouée sur sa peau pour rappeler aux humains ayant perdu le goût de l’écriture les horreurs qu'ils avaient déjà perpétrées. Je me couchais contre elle les nuits de lune rousse et elle guidait mon doigt au creux de son dos pour m'apprendre à aimer ces hommes fous. Malgré eux, cheval. Malgré l'or et le sang versé.

ÉPHÉDRINE : Il faut dire qu’à force de fréquenter les cimetières, moi, la solide, la fidèle, la dernière, j’avais fini par épuiser mon quota de larmes. Pire, par haïr ces fleurs fluettes aux reflets lilas, comme autant de couronnes tressées autour de ma tristesse, qui envahissaient les tombes de tous ceux que j’avais aimés. Tous, sans exception. Alors je me fondais dans la nuit, vide de tout, fanée de n’avoir pu les sauver. Et puis, un soir, j’ai entendu un cri… une sorte de long sanglot silencieux qui m’attirait vers lui aussi sûrement qu’un sphinx vers le feu. Je me suis approchée, et je l’ai vue... Au plus profond d’une forêt d’arbres en pleurs, surgie comme par magie de cette terre irradiée que l’on disait condamnée, se tenait une femme, l’une de ces âmes têtues qui brillent comme un phare immense, perdues au milieu des pierres. Elle luisait sans le savoir, farouche, obstinée, malgré le vent, les larmes, les coups, et la savoir là me réchauffait le cœur, moi qui errais, seule, dans l’obscurité.
VOIX : Identité erronée. Vous vous nommez désormais (Pause) Codéine, département 437.
BABA : C'est amusant.
VOIX : Déshabillez-vous.
BABA : Déjà ? Vous ne préférez qu'on prenne un verre d'abord ?
VOIX : (Jingle) L'abus d'alcool est dangereux pour la santé.
BABA : Vous n'êtes pas franchement romantique, si ?
VOIX : Déshabillez-vous.
BABA : Non, pas franchement.
EPHEDRINE : Parfois, dans la vie, il y a des mots qui se perdent avant même d'être articulés. La haine, elle, parvient toujours à se frayer un chemin entre nos dents serrées, elle fait levier, d'un rien, pour déverser sa rage, son mépris, son dégoût de tout, sans regret ni retenue, sans la moindre hésitation. L'amour, l'empathie, le réconfort, non.

Mångata. En suédois, le chemin de lumière tracé par la lune sur les flots, les soirs où elle est pleine et veille sur le monde sidéré. Depuis sa fenêtre avec vue sur le campo, une femme frissonne. Là, juste là, à la surface paisible du canal où les poissons s’aventurent à nouveau, une drôle de créature nage sans bruit et son bas-ventre lance des reflets métalliques à fleur d’eau…
Il est donc question d'une Vénitienne qui s'éprend d'une sirène dans une cité des Doges confinée. Mais le conte LGBTIQ+ se fait vite grinçant. Car il y a le danger constant, ce virus invisible et sournois, qui tisonne des angoisses qu’on croyait tenues en laisse. Ce corps à la solitude plastique qui perd petit à petit la mémoire de la chair. Le refus de cette différence qui saute aux yeux à chaque pas. Le rejet de l’autre. Et, surtout, la détestation de soi. Le verbe est jeté, les mots de l’auteure et metteuse en scène Joëlle Richard sont durs, sans concession, comme si seule cette violence de forme était à même de traduire l’inénarrable. Ils tissent une parole fractionnée à la lisière du slam, dont la poésie disloquée répond aux tourments de notre époque désincarnée.

Mesdames, Messieurs, faites vos jeux,
Rien ne va plus à la roulette de la vie !
Je sais pas si vous connaissez le concept,
C’est un peu comme la roulette russe,
Mais avec zéro probabilité de s’en tirer.
À ma droite, Amy,
La caissière modèle, l’idole des mémés,
Qu’est en train de se faire entuber profond
Par un patron aussi manipulateur que pervers !
À ma gauche, May,
La petite fille parfaite, la calculatrice combattive,
Qui fait des additions dans sa belle tour d’ivoire
Sans s’apercevoir que son âme est en train de givrer !
Et tout le monde est content, et tout le monde s’enferre,
On voit rien, on laisse faire, on se laisse crever en dedans…
Alors ouais, ouais, y’a de la colère, y’a du découragement !
C’était quoi, hein,
Les chances qu’on se rencontre, elle et moi ?
Se croiser, se plaire,
Sur un banc public,
Quelle cote dans la course épique de l’existence,
Quel con, oui !
C’était quoi, l’idée ?
Parce qu’y’en a une, n’est-ce pas ?
C’est quand même pas du grand n’importe quoi ?
Le chaos fini ?
Le boxon magnifique ?
La loterie assumée ?
Y’a un poulpe qui se balade dans tes veines,
Des nuits il te chatouille juste un peu les orteils,
D’autres il te coupe le souffle avec ses tentacules,
Mais toujours, toujours, il est là et il compte.
Il compte les pulsations de ton cœur,
Et un jour il viendra te le briser
Quand t’auras gaspillé le nombre de battements
Que la nature t’a donné.
Alors regarde-le de loin, ton monde,
Et surtout le laisse jamais t’emballer.