
L'ECHAPEE BELLE
Je me souviens très bien de l’accident. La preuve, j’y étais. Le crépuscule venait d’incendier l’horizon. Un ciel maculé de sang. Et comme une feuille morte à l’automne, la nuit tombait. Le tap-tap filait droit sur la route de Delmas (quartier nord de Port-au-Prince). Au rond-point, on entame le virage. Par la fenêtre, j’aperçois furtivement ce dix-huit tonnes… Et ce klaxon insupportable qui vous vrille les tympans. Et puis cet impact, ce bruit métallique. Indicible. Indescriptible.
Je me le rappelle très bien. Ce genre de chose ne s’oublie pas. Échapper à un carnage aussi affreux. Ça ne peut s’oublier. Bras et jambes écartelés. Têtes roulant sur la chaussée tels des astres vagabonds cherchant un gîte pour la nuit. Ces membres épars. Pillés. Ces corps étoilés. Soleil sanguinolent. La lumière écorchée vive. Le sang multicolore. L’atmosphère zébrée de cris. La pierre saigne. La rue souffre d’hémorragie et la terre, encore une fois, abreuve sa soif cruelle dans la coupe maudite.
J’y étais. J’ai vu. J’ai vécu. Et je n’en reviens pas encore. L’unique survivant du drame. Le seul à avoir échappé à la récolte fatale de la grande faucheuse. La moisson du sang. Surpris d’être encore en vie. Est-ce un miracle ? L’inconscience du moment ?
Est-ce la caméra invisible ? Un mauvais tour de la mémoire ? Une mauvaise blague d’un dieu farceur ? Un état second entre vivre et mourir ? Je ne sais pas. Ma mémoire nage à contre-courant dans les eaux boueuses de mes repères. Je ne sais rien mais tout ce que je sais, c’est que je l’ai échappé belle…
William déambulait dans les rues, recouvert de son propre sang. À
Port-au-Prince, la capitale d'Haïti, les gens avaient visiblement peur de cet
homme ensanglanté qui se promenait tranquillement comme s'il était naturel
de marcher ainsi dans la rue. Habituellement, les gens ne se promènent pas
recouverts de sang comme si s’agissait d’un vêtement. Les gens ne portent
pas du sang à l'extérieur mais à l'intérieur. Dehors, ils portent des vêtements,
des bijoux, un sourire ou tout autre chose pour donner la façade. La vue de
cet homme se promenant sur la grand’ rue portant un vêtement sanglant était
bizarre et effrayante.

QUI S'EST PERMIS...
Qui s’est permis
De déplacer l’azur
Des quatre coins des cieux
A l’heure où l’arc-en-ciel
Se pâme à l’horizon ?
Qui s’est permis
D’émietter mes vieux songes
A coup de crépuscules
Au beau lever du jour ?
Qui s’est permis
De me réveiller tard
A l’heure où les oiseaux
Oublient de chanter faux ?
Qui s’est permis
De brûler le désir
A l’heure où la lune
A changé de quartier ?
Qui s’est permis
De changer le décor de la mémoire des pas perdus
Qui s’est permis enfin
De jouer avec mes rêves
Dans mes nuits d’insomnie ?
Ne jouez pas avec mes rêves
J’en ai besoin
Pour les jeter à la face du vent
Qui me dévisage
Il me le faut
Pour traverser les rues mortes
Et les torrents séchés
J’en ai besoin
Pour semer mes cauchemars
Aux quatre coins des rues
Que je n’emprunte plus
Il me le faut
Pour assouvir ma nostalgie
D’un temps pas si lointain
J’en ai besoin
Pour les mettre sous mon oreiller
Et les regarder la nuit
Quand plus personne ne regarde
Ne jouez pas avec mes rêves
C’est avec eux
Que j’emprisonne la lumière
Dans mes poches crevées
Ne jouez pas avec mes rêves
Il me les faut
J’en ai besoin
Pour éclater de rire
Quand les nuages se retirent

DIS-LEUR
Dis-leur
Dis-leur poète
Qu’à travers les brisures
De la fibre de verre
Se dessinent les contours
Des rêves éparpillés
Aux quatre coins de la mémoire
Dis-leur
Dis-leur que se tracent sur les murs
Le souvenir des jours heureux
Dis-leur
Dis-leur ta mémoire pavée de ciel bleu
Et de chutes d’eau
Dis-leur
Dis-leur des mots qui s’étranglent
Quand les larmes s’alarment
Quand les vagues divaguent
Dis-leur
Dis-leur tes eaux de pierre
Et tes saisons de marbre
Dis-leur
Dis-leur tes insectes polygames
Et tes soupçons en vrac
Dis-leur
Dis-leur l’éjaculation de l’écho
La largesse océane
Dis-leur
Dis-leur l’évanouissement de ta voix
Dans l’infini du désir
Dis-leur
Dis-leur la nudité de la lumière
Dans l’innocence du matin
Dans l’inconscience des nuages
Dis-leur
Dis-leur le cristal de la nuit
Le long des jours d’été
Dis-leur
Dis-leur les caprices
D’une lune en chaleur
Dis-leur
Dis-leur le soupir des étoiles
Dis-leur qu’ici les mots n’ont de bouche pour parler
C’est décidé. Après une semaine de confinement sans voir personne, j’ai décidé de sortir. De plus, mon frigo est vide. Donc il me faut me ravitailler. Dans cette guerre sans merci que nous livre le virus, il nous faut nous abriter et ne sortir qu’en cas d’urgence. Le voisin d’en face, en me voyant prendre les rues, me lance un regard noir. Comme si j’étais un traître, un déserteur. Mais je m’en fous, ce confinement m’étouffe. J’ai besoin de respirer un peu d’air frais. J’ai aussi envie de voir la ville avec laquelle j’ai développée une relation quasi charnelle à force de marcher dans ses rues. On me dit que l’histoire d’amour entre la ville et moi peut être aujourd’hui une liaison fatale.
ALLER-RETOUR
Le courant ascendant
Le courant descendant
La voie qui va montant
La même descendant
L’effort pour avancer
L’effort pour reculer
Le son répond au son
L’écho à l’horizon
La lumière fait qu’un tour
De l'aller au retour
LA FIÈVRE
De nos corps la fièvre brûle le monde
Sans passeport ni baiser de retour
Tournent les ombres des moulins à vent
Au clair de la lune
Nous chantons les comptines oubliées
Laissons se consumer le monde et partons
Prenons nos distances
Ensemble courons là où nous ne mettrons pas de masque sur le large sourire du devant-jour
Notre fièvre n'est pas celle des lits d'hôpitaux
Elle embrase nos cieux et embrasse nos corps
Nous brûlons d'algue et de varech
Notre réchauffement est planétaire qui se perd dans la quadrature du cercle des îles d'eau de terre et des filles alanguies
Je touche ton front et je l'ai
La fièvre
UN SALE TEMPS
C’est un temps de masque sans carnaval
Un temps de chlore et de protection faciale
Un temps de distance et de Plexiglas
Un temps désinfecté
Un temps de mains fourbues et délavées
Un temps d’aseptisation à outrance
Un temps de déshydratation interdite
Un temps qui se veut plus propre que propre
C’est un temps de confinement, de déconfinement et de reconfinement
Un temps de quarantaine qui frise la cinquantaine, la soixantaine
Un temps sans contact, désincorporé
Un temps de gestes mesurés, de visages mal barrés
Un temps à prendre avec des gants
Un sale temps
IL PLEUT
Il pleut
Dans l’ombre
D’un doute
Qui plane
Qui rit en coin
Peu à peu
L’eau inonde nos silences
Profondeur horizon
Et couleur océan
A la lueur des pas calfeutrés
Au rythme des parcelles de lumière nue et humide
L’éclair d’un instant fend un ciel blessé qui pleure
Qui pleure abondamment
Les larmes de son corps lourd de promesses de pluie
Des larmes aiguës mordent la poussière
La poussière endormie réveillée en sursaut
La poussière mord la poussière
A pleine dent
La lumière éclipse la lumière
L’espace d’un instant
REGARD
Il y a des regards océan
Dans lesquels on plonge
Dans lesquels on se noie
Du fond desquels
L’on ne revient jamais
Il y a des regards océan
A noyer le néant
Il y a des regards atmosphère
A faire blêmir le bleu
Au-dessus de nos têtes blêmes
Des regards atmosphère
A faire verdir l’azur
Il y a de ces regards
De ces regards mémoire
Troublant d’immensité
De ces regards miroir
Aux reflets éclatés
Aux quatre coins des yeux