Traduit de l'espagnol par Edmond Raillard
Ce roman étrange baigne du début à la fin dans une atmosphère pesante qui envahit l'esprit comme un suave parfum, ambré et tenace. L'on s'y maintient tout près et avec constance, malgré le relent fétide des désillusions, les rancœurs d'une "génération massacrée", car José Cartlos Llop l'imprègne d'une musicalité espagnole où l'on se plaît.
"Cette guerre n'avait pas été la nôtre [...]. Je l'ai déjà dit : on hérite aussi des morts". Le narrateur revient dans son île natale où il fut élevé par un oncle décédé, Nicolas Bemberg, qui en a fait son héritier. Le revoici dans cette ville (Palma, qui n'est jamais nommée), cette maison de souvenirs, où il vécut entre l'oncle que ternissait une réputation douteuse (la division Azul pendant la guerre) et la bonne, Emilia, qui marqua le garçon d'une présence affectueuse et d'une sensualité généreuse. Rien des rémanences – «l'ambre porte en lui la mémoire», dit-on – n'est expliqué très ouvertement, ce qui accroît l'ambiance troublante, comme s'il y pesait encore une menace latente : l'histoire espagnole affleure à la surface du marais comme une couleuvre d'eau.
Le poids du passé est un thème cher à Llop. Il le développe subtilement en plusieurs mouvements et particulièrement dans le personnage de l'Écrivain, le vieux voisin de l'oncle, qui a perdu la tête depuis la mort de sa femme. Je proposerai en complément de ces notes un extrait qui raconte le refus de l'Écrivain de voir la ville changer et oublier.
"Une manière d'éviter de perdre complètement est d'écrire", dit José Llop. Et il ajoute dans le même entretien à Libération : "L’autre sujet de mes romans, c’est l’inquiétude devant l’état d’amnésie générale de notre société. L’absence de mémoire fait de nous une société stupide. Et la stupidité mène au chaos." La responsabilité de tous qui se greffe sur un autre sujet récurrent chez Llop, la perte de l'innocence.
S'il se tient au fil conducteur de l'homme revenu sur l'île régler des histoires d'héritage, le roman ne semble pas bâti sur une structure préalable, élaborée et équilibrée, mais répond à des impulsions obsessionnelles de l'écrivain, tantôt prolixe, tantôt elliptique, comme porté par une lame de fond vigoureuse et désordonnée, entre passé et présent. Les instabilités de la narration qui en découlent ne nuisent pas a l'œuvre, mais lui procurent une spontanéité singulière où l'atmosphère prévaut.
Une lecture réussie vaut que je la prolonge : n'ayant pu trouver en bibliothèque "Le rapport Stein", je me tourne vers "Solstice" – il m'attend sur l'étagère – laissant provisoirement de côté le plus volumineux "La cité engloutie" (regard plus concret sur Palma de Majorque, où vit aujourd'hui Llop).
J'espère donc retrouver bientôt l'univers métaphorique dont m'a enveloppé "La ville d'ambre".
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