
Oui je les ai vus ce soir-là, André Breton et Francis Picabia, face à face comme deux dix-cors en temps de rut, quel spectacle ! L'un et l'autre sachant qu'il s'agit du grand duel, le duel à mort devant les disciples et la postérité. L'un vêtu de chatoyants velours et de gais foulards de couleur, l'autre de sombre drap et de sévères reliefs ; l'un tout feu tout flamme, brillant, pétillant, tout illuminé de jeux de mains et de moulinets de canne (une petite canne d'écaille peinte au bleu de Prusse), l'autre immobile, massif, monolithique, debout avec cet air de coin, un peu chattemite, le torse posé de biais sur l'échiquier, le mégot aux lèvres ; l'un plein de malice, de panache et de furia francese, avec ses parades, ses manœuvres, ses crocs-en-jambe, l'autre en garde, sûr de sa force, avare de ses griffes mais tout en lui œil, pensée, posture ne sont que crocs et griffes ; l'un s'énervant à la fin, toujours causant, causant, toujours bondissant, bondissant, lâchant ses traits par giclées, ses coups de langue, ses coups de corne en pagaille, un peu à la diable après tout, avec soudain un long rire de gorge comme une étoile filante, se sentant vaguement pris au piège mais lequel ? le Breton de plus en plus immobile, le masque de plus en plus impassible, la cigarette à bout de doigts à la couture du pantalon, avec à peine de temps en temps une volute de fumée à l'œil comme à Delphes, toujours le pouce prêt comme aux gladiateurs l'empereur romain, laissant par intervalles tomber un simple mot mais mordant à souhait, venimeux à point, toujours mortel, laissant patiemment son adversaire s'essouffler, s'épuiser, se tarir... wait and see.
Pain gradaillé
Choisir une grosse tranche de pain croûte et mie, rassis bien sûr. Frotter éperdument d'ail jusqu'à éblouissement. Arroser en long et en large d'huile et de vinaigre, une vraie géographie. Le hic, c'est que ça se marie bien, que l'huile pénètre toute toute la masse jusqu'à fouetter l’âme, et que ça chante, et que ça siffle, et que ça fouette.
Croquer à pleines lèvres, sans vergogne, je veux dire sans peur et sans reproche, comme au paradis terrestre.

Ludmilla est grasse comme toutes les femmes de l'Amour. Ses belles joues enrichissent son visage comme deux dimanches dans une seule semaine. Son menton un peu bouffi évoque la proximité de la Mandchourie. Elle rallie en son sang les races de choix, depuis son nez mongol jusqu'à ses tempes slaves. Et sa bouche provient des usines parfaites. Ses mains amollies par la manipulation des laitages sont prêtes pour les gestes de la passion. Elle a la voix un peu rauque des créatures dues à la complicité du hasard. Son cou couleur de miel ressemble au col d'une ruche. Quand elle sourit, des oiseaux minuscules se posent sur sa physionomie. Un peu illicite, peut-être, soit par ignorance, soit par goût, mais de cette santé acerbe qui justifie toutes les complications. Elle a dans sa tournure et dans son regard quelque chose de militaire qui apostrophe le destin et inaugure le commandement. Elle est belle fille sommaire, folle de simplicité, mais digne en somme des époques révolutionnaires.
Histoire de Ludmilla (suite)
Et
c’est
alors
que
le
Poilu
fit
son
entrée
dans
le
monde.
Le
Poilu!
Il
y
avait
au
d’abord,
le
1er août,
le
Poilu
aux
joues
rouges.
Plus
tard,
il
y
aura
le
Poilu
bleu horizon.
Pendant
la
retraite,
il
y
eut
le
Poilu rouge.
En
pantalon
garance
et
képi
idem,
la
tête
rougie
de
soleil
et
de
sang,
du
poil
plein
la
gueule
depuis
les
oreilles
jusqu’au
fond
du
menton ,
il
va,
le
Poilu.
Un Européen en voyage qui omettrait de visiter un des grands bordels de Changhaï commettrait envers la Chine une offense aussi grave que celle d'un Yankee qui oublierait de remonter les Champs-Elysées à Paris. Ce manque de tact, point ne l'aurai-je. Et j'emmène, incontinent, mes personnages au Palais d'Onyx.

Tous les chats de Paris sont sur les toits de Paris. Il y a là le chat blanc de la crémière, bas sur pattes, ocré, rond, ronron, la langue épaisse, gourmand de lait et de crémières. Il y a le chat de Madame Durand, ocellé, roué, tout écrit comme un journal, pareil à un petit zèbre de l'air. Et le minet de la bonne, au cinquième, lâche et chaud dans son pelage bleu-blanc-rouge. Sur les toits des Champs-Elysées sont les beaux chats de la bourgeoisie, les grands angoras joufflus, pleins de principes et de lois, la rosette au poitrail, avec leurs moustaches de gendarme et leurs fourrures de chez Paquin. Plus loin, voici les chats du Champ-de -Mars, la queue en trompette, la tête en forme de képi, guerriers d'appartements en service au poste de T.S.F. Et puis les chats du XVè, les chats des petites toitures de fortune, en manches de chemise, en caleçon, lestes, faméliques, poivrots de lune. Et les matous du Bois, silencieux, confortables, épris de fortunes et de bonnes fortunes, les Rolls-Royce des chats. Et les chats de Montmartre et des Batignolles, chats des bistrots et des cours à linge, aigus, inverses, maigres de vices,luisants de coco, la queue à l'envers. Et les chats du Boulevard de la Chapelle, en casquette à carreaux, juchés sur les piles du Métro. Et les chats d'Italie, pauvres chats de misère noire, frères cadets des rats, nourris de miettes et de coups de pieds. Et les chats du Luxembourg, chats étudiants, blanchis sous le harnais, chats sorbonniques, chats parchemin...
J'écrivis une histoire de Russie dans laquelle je combinais les événements confus selon un ordre esthétique. Je supprimai quatorze désastres et j'inventai des batailles de printemps.
Je ne veux pas dire qu'elle est grosse, mais grasse. Les mots en asse fournissent des rimes très sensuelles, des rimes qui forniquent. Ça sent la vache, l'anus et Madame Butterfly.
J’ai fui. Ce que j’ai fui c’est ce côté officiel de la littérature, ce côté foire, bazar, bagarre, c’est le métier d’homme de lettres, ses pompes et ses œuvres, ses servitudes sociales, ses obligations mondaines et journalistiques, son Académie (n’en parlez jamais, pensez-y toujours). J’ai refusé de monter sur les planches, de me donner en spectacle, d’être un “personnageˮ, de devenir “écrivain publicˮ. Je suis invisible. (p. 12-13)
"Ludmilla, ah ! tu ne m'aimes pas !"
Elle sanglota. ce cri venait de découvrir en elle toute une Amérique d'amour. Elle sentit à ce moment qu'elle aimait Nicolas littéralement, et que cet amour, bien qu'invisible jusqu'alors, était cependant aussi vieux que l'Ancien Continent.