WebTvCulture présente "Un garçon ordinaire" de Joseph d'Anvers
Ana s'est jetée tout habillée sur le lit et endormie presque instantanément. Je l'ai regardée longtemps, jusqu'à ce que sa respiration s'apaise, scrutant chaque parcelle de son corps, imprimant chaque détail de sa peau, de ses lèvres, de ses cheveux. Je voulais la capturer mentalement pour ne plus jamais la laisser s'échapper de mon esprit, graver durablement cette image de plénitude, de calme et de bonheur, d'amour et d'insouciance réunis, emprisonner pour toujours cette insolente beauté, cette grâce fragile de ces jours heureux, immortaliser comme je pouvais ces instants précaires et indistincts, flous et bordéliques, qui nous menaient droit vers l'âge adulte, vers les choix sans retour, les décisions importantes, les renoncements et les constats d'échec, les défaites, les coups durs, les compromis et la raison qu'il faudrait désormais hisser haut comme un étendard.
Page 149, Rivages, 2020.
Je me suis arrêté sous un immense tilleul et j'ai pris quelques secondes pour observer la scène de loin. Tous ces corps agités, désordonnés, délabrés ou déjà usés. La drogue, l'alcool, la musique. Les sourires de façade.
Tous ces mots, toutes ces envies, différentes mais réunies, toutes ces promesses évanouies à peine prononcées. Le sexe à venir. Les regrets, incertains mais pourtant si proches. Le pouvoir et l'argent.
Pages 199-200, Rivages, 2020.
"La fête était partie en vrille. Il faisait une chaleur à crever. J'ai taillé tout droit sans m'arréter et j'ai retrouvé la bande là où je l'avais rencontrée pour la première fois, dans cette cour intérieure, à la belle étoile. Ils fumaient tous, passablement allongés, silencieux, les yeux rivés au ciel. Je me suis installé et j'ai pris la main d'Ana. On a partagé un joint et ca a fini de me détendre. "C'est bon d'être un ange", j'ai murmuré. "
L'école m'a définitivement largué, les profs ont renoncé. Chaque jour, je fais de la figuration. On a passé un accord : je me tiens à carreau et personne ne m'emmerde. J'ai des circonstances atténuantes.
Il régnait là une atmosphère douce, une ambiance cool et paisible, presque silencieuse qui contrastait avec la furie qu'on venait de quitter. On s'est frayés un chemin entre les corps étendus et ivres et la fille m'a signifié qu'on était arrivés.
J’étais au bout de la terre, au bout du monde.
Au-delà, l’inconnu effrayant, l’étranger invisible.
Les continents exotiques, les contrées imaginaires.
Au-delà, d’autres mondes, d’autres histoires.
Au-delà, les petites vies et les grands destins, les bonnes étoiles et les chagrins.
Dans mes yeux il y avait des mercis, des adieux, des images éternelles, dans mes yeux il y avait ce message pour les autres, Polly, Jeanne, Zelda, Tony, Elias, Heinz et Anton, mes frères d’armes, mes frères tout court, ce message qui leur disait au revoir, ne vous inquiétez pas pour nous, prenez soin de vous, je ne vous oublierai jamais, dans mes yeux il y avait tout ce que j’aurais encore aimé vivre avec eux, tout ce bonheur qu’on avait eu et qui nous avait filé entre les doigts, encore une fois, dans mes yeux il y avait les souvenirs, déjà, et le manque à venir, dans mes yeux il y avait toutes ces choses et tant d’autres, indicibles et secrètes, et l’intime conviction qu’ils les voyaient et nous comprenaient.
J'ai dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité et à mesure que ma parole se libérait, je prenais conscience du monstre qu'il était. Mais pire encore, je devenais le fils d'un monstre.
Dès son premier crochet droit, j’avais cru que la terre tremblait. Mais ce n’était que ma tête. Je n’avais pas eu le temps de penser plus qu’il avançait déjà sur moi.
Il mesurait presque deux mètres avec des bras gros comme mes deux cuisses, un tatouage de serpent sur son crâne rasé, une incisive en or, des yeux qui trahissaient l’amour maternel qu’il n’avait jamais reçu et le froid qu’il faisait, l’hiver, dans son pays.
J’avais peu d’alternatives, alors j’avais esquivé au maximum ses coups de massue, je m’étais désaxé et je l’avais électrocuté d’un uppercut court et vicieux au menton.
La fin du premier round n’avait pas encore sonné.
Nos parents ont composé, se sont adaptés, sans vraiment comprendre ou être préparés. Ils n’ont jamais été formés pour ce rôle. Ils ont appris sur le tas. En autodidactes. Mais lorsqu’il fallait être là, prendre des décisions quant à notre éducation, répondre à nos questionnements incessants, s’occuper de nous quand on était malades, tristes ou démunis, ils trouvaient toujours une solution qui sonnait comme parole d’évangile. (p. 137)