Il nous a menées devant une statue sans tête, une Héra grécoégyptienne, droite comme un jeune arbre, forte comme un jaillissement organique, les bras couverts d’un voile fluide, le torse terminé par la ligne élancée des jambes prises dans le jet unique d’un cippe ; chasteté, tendresse, mystère irradiaient de l’œuvre, ainsi que des émanations directes de la Beauté immanente.
— Ce dos est adorable, disait Rodin qui, la tête levée vers la statue, en aspirait à regards passionnés l'impression d’infini. Ce if est presque rien, croirait-on, mais c’est, tout : un modelé aussi ferme que souple, enveloppé, harmonieux, car il ne doit pas y avoir d’effort brusque dans l’art, il n'y en a pas dans la Nature... Ils croyaient, ces gens-là, ils avaient la religion et ça leur a tout donné : la Force et la Grâce!... Et comme c’est jeune, comme c’est heureux! L’Art doit être jeune, tranquille, lumineux. Nous autres, nous sommes trop inquiets, trop tourmentés, mais nous reviendrons à cet art de bonne santé, ce sera le style des nouveaux siècles.
— Son Victor Hugo mais c’est un dieu ! Il rappelle l'Iliade, Eschyle, tout ce qu’il y a de grand. Victor Hugo, les figures de la Porte, certains bustes, on dirait les habitants d’une planète inconnue où les passions sont plus fortes, la vie plus concentrée et plus consciente. Et lui, voilà un homme, un vrai homme ; qu’il est simple ! Après cet art déroutant c’est ce qui m’a le plus frappée, une si grande simplicité. Il a l’air presque candide.
— Il ne faut pas s’y fier.
Une dizaine de personnes causent à mi-voix, par groupes. Rodin va de l’une à l’autre, toujours paisible, discret et murmurant. Claire l’observe ; elle sait qu’il approche de la soixantaine et s’étonne de l’aspect robuste, delà massive structure de cet homme, trapu et court comme un pilier roman, quoique ses épaules d’Atlante, presque sans cou, soutenant la tête d’un simple et beau volume, lui donnent les apparences de la grandeur et une rustique majesté.
C’est le Rêve, dit derrière nous Rodin, qui, sournois, nous surveillait et saisit d’un coup d'oeil l’émotion amollissant les regards de Claire. C’est le Rêve ; il visite la femme et avec sa main il retient ses ailes pour ne pas faire de bruit.