Doucement, je m’enfonçai dans une indolence exacerbée par l’inanition. Je me fichais bien de ce qu’il pouvait m’advenir. Au début, je cherchais des restes de nourriture, je ratissais les deux rues les plus proches juste après le départ des travailleurs et des écoliers. Je ne me sentais pas la force de m’aventurer plus loin. Parfois, je trouvais un sac contenant des rogatons d’une nourriture inconnue. Mais, la plupart du temps, je demeurais le ventre vide. Dès que je tombais sur des détritus, je devais me battre avec des chiens errants, des animaux désespérés aux poils du cou hérissés et aux côtes saillantes, pour m’en emparer avant qu’ils ne les déchiquettent. Un être humain peut-il tomber plus bas ? Et si les chiens se battaient pour avoir ma peau ?
Freda ne me donnait rien à manger ou à boire le matin. Si je pouvais étancher ma soif avec l’eau des toilettes, il m’était en revanche impossible de calmer la terrible sensation de faim qui me tenaillait tous les jours. Il ne fallut pas longtemps avant que je ne trouve le moyen de m’évader de la cour. Un jour, je décidai d’atteindre sur la pointe des pieds la serrure de la porte arrière. Je tirai dessus de toutes mes forces et, quand le loquet lâcha soudain prise, il partit brusquement vers l’arrière et m’entailla la main. Mais je ne m’en souciai guère, car seule comptait ma liberté tout nouvellement acquise. Le seul problème qui me préoccupait était de réussir à refermer la porte une fois de l’autre côté. Mais, une seconde plus tard, je parvins à glisser le bout de ma sandale sous le battant pour le tirer vers moi. Lorsque le pêne s’enclencha, je me sentis très fière de moi.
La porte s'ouvrit toute grande et la haute silhouette de mon père se profila sur le seuil. Il me toisa comme si je n'étais rien de plus qu'une saleté oubliée sur le plancher.
- Sale petite morveuse ! lança-t-il en faisant un pas en avant pour m'attraper. Tu veux manger? Je vais te donner quelque chose à manger, tu vas voir...
Il s'accroupit devant le foyer, prit la pelle à charbon et gratta le fond de l'âtre pour récupérer de la suie. Puis il en remplit la boîte à pain.
Je savais maintenant ce qu'il allait faire.
- Ouvre la bouche ! cria-t-il en tenant une cuillère remplie de suie devant mon visage.