Citations de Juhani Karila (33)
De la végétation pointait sous le container. Achillée millefeuille, marguerites, plantain. Quand ce village avait été bâti, on avait creusé et compressé le sol. Avant de l’asphalter. Mais les plantes n’en avaient que faire. Elles transperçaient toutes les couches. Elles tiraient parti de la moindre fissure, du moindre trou, et aspiraient tous les nutriments qu’elles trouvaient dans le gravier comme si elles n’avaient jamais entendu parler de défaite.
Le rostre du moustique est un instrument magnifique, muni de six aiguilles. Il possède deux maxillaires, les perceuses, placées le plus à l’extérieur, suivies des mandibules qui maintiennent le trou ouvert et, entre elles, passe le tuyau de l’hypopharynx avec lequel le moustique injecte la salive qui empêche le sang de coaguler. Et puis il y a la paille. Le moustique suce le sang et le sépare de l’eau qu’il rejette en gouttelettes par son abdomen.
Ces appareils suceurs-reproducteurs assemblés avec raffinement s’acharnaient sur Elina par centaines.
Keijo portait en guise de chaussures une paire de fines semelles qu’il s’était peut-être procurées, des décennies plus tôt, sous le nom de tongs. En fait de pantalon, une guenille trouée au fond, sans rien en dessous. Sa chemise était d’un gris qui ne donnait aucune indication quant à sa couleur d’origine. Surmontant cet ensemble se balançait une tignasse pleine de nœuds pouvant abriter n’importe quel type de vie.
Sur un îlot boisé, de grands épicéas balançaient leurs branches, de-ci de-là au souffle du vent chétif comme si, eux aussi, cherchaient à attirer une proie. De temps à autre des oiseaux venaient s’y poser, qu’on ne revoyait plus.
Par un temps pareil, l’énergie, les êtres et les pensées circulaient entre les mondes. Ce savoir était plus ancien que le village même, que la construction des maisons en bois ou l’invention de la poudre.
(La peuplade, p.38)
On le prenait pour un toqué, car il parlait des oiseaux sur un ton chaleureux et ne faisait même pas partie de l’amicale des chasseurs.
La tourbière puait. Elle donnait l’apparence de la sécheresse, mais le pied s’enfonçait de quelques pouces à chaque pas et l’eau coulait en rigoles au milieu des herbes. Chaque décollement du talon s’accompagnait d’un bruit de succion très net comme si les jambes d’Elina étaient des sucettes au caramel que le marais lâchait à regret.
La jeune maîtresse d’Ylijaako avait toujours le nez collé dans ses bouquins quand elle était gamine. Voilà aussi qui aurait dû alerter les autres, le vice lui titillait déjà l’âme. Personne de normal ne lit autant. Et elle ne disait pas un mot de ce qu’elle lisait. Elle était comme un coffre qu’on ne cesse de remplir et remplir d’affaires, mais quand on soulève le couvercle il n’y a rien dedans. Le coffre est vide. Où est passé tout ce savoir, alors ? En Enfer !
Ils parvinrent à l'étang. Celui-ci ressemblait à une fontaine à voeux laissée à l'abandon. Les nuages blancs tanguaient sur place au-dessus de ses eaux comme des navires mis à l'ancre, prêts au départ.
Un malheureux concours de circonstances avait eu pour conséquence qu’Elina devait sortir le brochet de l’étang chaque année avant le 18 juin.
Sa vie en dépendait.
Enfant, Elina avait demandé à Heta ce qui était arrivé à son œil. Heta lui avait répondu qu’elle l’avait placé dans une cachette secrète à Ylijaako pour pouvoir la surveiller quand elle n’était pas là. Elina avait fait des cauchemars dans lesquels elle se réveillait la nuit et l’œil de Heta reposait sur sa couette face à elle, gros comme un ballon de foot, et la fixait.
Du couvert sortirent des kukkuluuraaja, farfadets narquois, des sinipiika, servantes des sous-bois, et des kuippana, de la forêt les rois. Des keijukainen, flocons d’esprits défunts, des hyyhäröinen, fils de l’hiver sans fin, et des hittolainen, démons des bois profonds. Des créatures sans nom et presque sans figure. Elles vacillonnaient tantôt en vue et tantôt hors de vue, confondues dans la nuit.
(La peuplade, p.168)
Il parla de fusées que fabriqueraient les humains et qu'ils s'enverraient les uns sur les autres d'une planète à l'autre et comment tout cela finirait mal. Les humains continueraient leur route. Les humains trouveraient des portes auxquelles frapper et, celles qui ne s'ouvriraient pas, ils les casseraient, et pour celles qui ne se briseraient pas, ils fabriqueraient des cles. Et tout le temps, les humains changeraient. Ils seraient modifiés non seulement par le temps mais aussi par eux-mêmes, et avant longtemps, il faudrait parler de dérivés des humains et ensuite de quelque chose de tout autre. Finalement, il n'était question que de la matière se réorganisant encore et encore. Qu'était-ce que la Terre ? Rien de plus qu'un hall d'attente dans lequel les humains avaient patienté un moment.
(p.189-190)
Dans l’au-delà, les âmes sont comme du plastique que Satan recycle.
Nous approchons de l’étang depuis la stratosphère. On voit d’abord la Laponie finlandaise. Elle se compose de: 1) L’excitante Laponie occidentale. Avec ses stations de ski, Levi ou Ylläs, le finnois tornédalien, ses artistes Timo K. Mukka, Kalervo Palsa et Reidar Särestöniemi. 2) L’exotique Laponie septentrionale. Les Sâmes, les monts tunturis et les troupeaux de rennes migrateurs, le lac Inari et les ombles chevaliers. 3) L’inepte Laponie orientale. Marais et moustiques. Qui n’intéresse personne. Sauf nous. C’est là que nous descendons en piqué.
La jeune maîtresse d'Ylijaako avait toujours le nez collé dans ses bouquins quand elle était gamine. Voici aussi qui aurait dû alerter les autres, le vice lui titillait déjà l'âme. Personne de normal ne lit autant. Et elle ne disait pas un mot de ce qu'elle lisait. Elle était comme un coffre qu'on ne cesse de remplir et remplir d'affaires, mais quand on soulève le couvercle il n'y a rien dedans. Le coffre est vide. Où est passé tout ce savoir, alors ? En Enfer !
(p.168)
À la mort de sa mère, les zones optimistes de son père avaient noirci et s'étaient fanées comme les feuilles du dahlia brûlé par le froid.
Selon le maître de conférences, la faune s'était transformée en feux de circulation cassés dont les couleurs changeaient n'importe comment sans que personne ne puisse rien y faire. Les gens se contentaient de prier pour que le machin ne s'éteigne pas définitivement.
Il avait dit qu'il fallait toutes sortes de fous pour faire un monde, même deux qui comptent les oiseaux quand le plus important serait de trouver comment mettre du pain sur la table le lendemain.
Qu'était-ce que la Terre? Rien de plus qu'un hall d'attente dans lequel les humains avaient patienté un moment.