Cette intensité du travail, qui accapare la conscience tout entière, stresse les sens et use le corps, est généralement décrite par mes informateurs sur un mode guerrier. En effet, lorsqu’elles me racontent leurs shifts les plus achalandés, les personnes que j’ai interrogées emploient plus ou moins consciemment des mots appartenant à un champ lexical militaire. On dit des personnes efficaces qu’elles sont des « machines de guerre », l’équipe de travail est appelée une « brigade », les collègues volontaires et solidaires « vont à la guerre pour les autres » tandis que la salle où l’on sert les clients est appelée un « champ de bataille ». Même les bouteilles et les verres vides sont souvent nommés des « corps morts ». Les busgirls et busboys, tels des brancardiers, s’élancent alors sur le champ de bataille afin de récupérer les contenants des consommations défuntes.
Que nous révèle l’emploi d’un tel vocabulaire ? L’imprégnation d’un ton martial pour décrire le rush permet aux employés de la restauration de « réinterpréter la brutalité de la situation de travail » en un « exercice héroïque » de confrontation à la tâche (Willis, 2011 [1977] : 260). Le vocabulaire militaire confère un sens positif aux conditions de travail éprouvantes. En plus de l’intensité du rush que je viens de décrire, la majorité de mes informateurs me confient n’avoir droit à aucune pause, et ce, dans des quarts de travail pouvant durer 12, voire 14 heures. Inutile de préciser que de telles conditions ne respectent pas le cadre élémentaire des normes du travail. Or, les personnes que j’ai interrogées ne semblent pas choquées de l’irrégularité de leur situation. En fait, la métaphore militaire valorise le sacrifice de soi pour le bon déroulement du rush. Travailler dur et longtemps est une source de fierté et non le symbole d’une injustice.
Le feuilleton comme nous l’entendons est une tradition unique, au croisement entre la sociologie, le reportage et la littérature. Notre collectif est convaincu que sa redécouverte recèle un grand potentiel tant scientifique qu’artistique.