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3.66/5 (sur 199 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Sliven, Bulgarie , le 27/06/1941
Biographie :

Julia Kristeva vit en France depuis 1966.

Linguiste, sémiologue, psychanalyste, écrivain, elle est professeur à l'Institut universitaire de France (classe exceptionnelle, 1999), dirige l'Ecole Doctorale Langue, Littérature, Image, civilisations et sciences humaines (domaines francophone, anglophone et d'Asie orientale) à l'Université Paris 7-Denis-Diderot, et enseigne dans l'UFR de Lettres, en se consacrant tout particulièrement à la littérature du XXe siècle.

Elle est, par ailleurs, membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris, et membre du groupe des personnalités qualifiées de la section des relations extérieures du Conseil économique et social.

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Julia Kristeva
Un des résultats du féminisme, a été de rendre difficile, voire impossible la relation avec les hommes.
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Pour revenir à la singularité de l'expérience, qui ne peut atteindre, bien sûr, qu'un individu dans une famille, ce cas va être exceptionnel, il va se taire, il va apprendre la ruse, parce qu'il se sentira en exil en ce monde, ce sera un être métaphysique, un étranger. Après quoi, des étrangers singuliers se rencontrent, ont des choses à se raconter depuis leur propre singularité et ils continuent à se parler sous la forme d'un mariage qui ne ressemble à aucun autre. (p.74)
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Les déboires que rencontrera nécessairement l'étranger - il est une bouche en trop, une parole incompréhensible, un comportement non conforme - le blessent violemment, mais par éclairs. Ils le blanchissent imperceptiblement, le rendent lisse et dur comme un caillou, toujours prêt à poursuivre sa course infinie, plus loin, ailleurs.
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S'il vit, votre psychisme est amoureux. S'il n'est pas amoureux, il est mort. " La mort vit une vie humaine " disait Hegel. C'est vrai quand nous ne sommes pas amoureux ou en analyse.
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ou en disposition d'écriture.
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« Écrire sur la mélancolie n'aurait de sens, pour ceux que la mélancolie ravage, que si l'écrit venait de la mélancolie. J'essaie de vous parler d'un gouffre de tristesse, douleur incommunicable qui nous absorbe parfois, et souvent durablement, jusqu'à nous faire perdre le goût de toute parole, de tout acte, le goût même de la vie. Ce désespoir n'est pas un dégoût qui supposerait que je sois capable de désir et de création, négatifs certes, mais existants. Dans la dépression, si mon existence est prête à basculer, son non-sens n'est pas tragique : il m'apparaît évident, éclatant et inéluctable.
(...)
La liste est infinie des malheurs qui nous accablent tous les jours... Tout ceci me donne brusquement une autre vie. Une vie invivable, chargée de peines quotidiennes, de larmes avalées ou versées, de désespoir sans partage, parfois brûlant, parfois incolore et vide. Une existence dévitalisée, en somme, qui, quoique parfois exaltée par l'effort que je fais pour la continuer, est prête à basculer à chaque instant dans la mort. Mort vengeance ou mort délivrance, elle est désormais le seuil interne de mon accablement, le sens impossible de cette vie dont le fardeau me paraît à chaque instant intenable, hormis les moments où je me mobilise pour faire face au désastre. Je vis une mort vivante, chair coupée, saignante, cadavérisée, rythme ralenti ou suspendu, temps effacé ou boursoufflé, résorbé dans la peine... Absente du sens des autres, étrangère, accidentelle au bonheur naïf, je tiens de ma déprime une lucidité suprême, métaphysique. Aux frontières de la vie et de la mort, j'ai parfois le sentiment orgueilleux d'être le témoin du non-sens de l’Être, de révéler l'absurdité des liens et des êtres."

Julia KRISTEVA, Soleil Noir, incipit.
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Peut-être pourrions-nous dire que, si la Renaissance a substitué au culte du Dieu médiéval celui de l'Homme avec une majuscule, notre époque amène une révolution non moins importante en effaçant tout culte, puisqu'elle remplace le dernier, celui de l'Homme, par un système accessible à l'analyse scientifique: le langage.(10)
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Julia Kristeva
Entretien avec Julia Kristeva

Alain Braconnier : Votre dernier livre, “La Haine et le Pardon”, parcourt et complète les quatre grands thèmes que vous avez approfondis depuis le début de vos travaux psychanalytiques : le rôle du langage, de la narration et de l’écriture, la question du féminin, largement inachevée par Freud et même ses successeurs psychanalystes femmes, l’interrogation suscitée par le religieux et le phénomène de la croyance, enfin l’apport contemporain de la psychanalyse. Pourriez-vous établir un fil personnel permettant à nos lecteurs de comprendre les liens qui vous ont permis de vous pencher successivement et conjointement sur ses différents thèmes de recherche ?

Julia Kristeva : L’ambition de Freud est, à l’origine et fondamentalement, thérapeutique : son génie théorique, sa vaste culture de juif qui a fait siennes les idées de l’Aufklärung, nous le font souvent oublier. Confronté au délire des êtres parlants que nous sommes, il découvre que c’est le désir qui en est l’onde porteuse, et que, dans cette intersubjectivité amoureuse que sera le transfert, le langage est le meilleur véhicule et le moyen optimal (le seul ?) nous permettant à chacun de reconstruire infiniment nos identités fragiles et toujours menacées. Si je résume ainsi à la fois le pessimisme freudien et son engagement thérapeutique, c’est aussi pour esquisser l’ampleur aussi bien que les limites de sa démarche, de notre démarche.

4D’abord l’ampleur : la psychanalyse est une clinique, un champ restreint, un “cadre” assorti de théories, mais elle est aussi intrinsèquement dépendante des conditions d’existence, des analysants, et des analystes. Ceci ne veut pas seulement dire que le “hors-cadre” nous intéresse et qu’il s’entend dans le transfert et le contre-transfert. Mais aussi que les “faits” psychiques qui nous préoccupent sont immédiatement des “données” sociales, historiques et politiques. Il en est ainsi du réglage désir/amour, besoin de croire/illusion, et jusqu’aux frontières de la différence sexuelle féminin/masculin. Les “données à penser” psychanalytiques sont des universaux, certes mais elles sont aussi des économies ou des structures mobiles, malléables dans l’histoire des humains : Freud n’a cessé de les appréhender ainsi dans son archéologie de la civilisation. Et nous devons reconnaître que nous avons du mal à poursuivre et à actualiser cette perspective.

Découvrir Cairn-Pro5Maintenant les limites : dans Moïse et le Monothéisme, Freud considère que “le premier individu dans l’histoire de l’humanité” est Amenhotep IV, ce pharaon de la XVIIIe dynastie qui imposa le monothéisme à son peuple, à l’époque même où aurait vécu Moïse. Freud fait par là l’aveu que le sujet de la psychanalyse est tributaire du sujet du monothéisme : d’ailleurs, les prémices de la découverte freudienne sont ancrés dans l’Oedipe-Roi de Sophocle, avec le rôle structurant du père que suppose l’interdit de l’inceste. Etre de carrefour (on se souvient qu’Oedipe a tué son père à un carrefour en forme de À, le gamma grec, bifurcation entre le désir et le meurtre), amant de sa mère, Jocaste, et meurtrier de son père, Laïos, Oedipe doit cependant reconnaître ces crimes pour libérer Thèbes de la peste. En menant son enquête, en s’interrogeant, en pensant, l’homme du désir et du meurtre “psychologise”, ou mieux, subjective le destin infligé par les dieux et, à ce prix seulement, peut se constituer comme un sujet tragique divisé c’est-à-dire, tout à la fois sujet du désir et sujet du savoir. En effet, son désir de savoir la vérité en l’énonçant ne s’accomplit qu’au prix du renoncement à son désir, de la culpabilité et du châtiment : autant d’équivalents à l’acceptation de la vérité en même temps que de l’autorité paternelle et/ou de la cité. On comprend que le mythe grec, modulé dans le texte de Sophocle qu’il faut bien appeler contraignant, voire carrément légiférant, ait pu séduire Freud, soucieux de reconnaître la jouissance, avec ses délices et ses risques, pour la symboliser par les moyens conjoints de l’interdit et du savoir. Car “la jouissance est interdite à qui parle comme tel”, “elle ne peut être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même” (Lacan). Le fondateur de la psychanalyse dessine ainsi, à la fois sa conception de la subjectivation tragique qui constitue le sujet parlant comme sujet de la Loi, et l’éthique de la psychanalyse, son pessimisme actif, sur lesquels l’expérience analytique s’appuie. Il est impératif de le rappeler, car les “nouvelles maladies de l’âme” qui dévoilent aujourd’hui les soubassements de cette subjectivation -lesquels demeurent bien souvent irréductibles à celle-ci- font apparaître des difficultés sinon des impossibilités d’individuation dans certains états régressifs, évoquant donc des expériences humaines d’un autre type, qui interpellent la légitimité du cadre analytique, en mettant en cause l’universalité de l’oedipe elle-même. Par exemple, l’Orestie d’Eschyle n’ouvre-t-elle pas en effet à une “subjectivité” bien différente, rebelle à la Loi paternelle et, dans une sorte de survivance du mythique matriarcat, nécessitant le fantasme du matricide comme une condition psychique libératrice ? C’est ce que Mélanie Klein suggérera. De même, faut-il oublier Euripide et ses Bacchantes, et le duel Penthée/Dionysos, qui propose au moins deux voies dans la traversée du maternel : la mère-version de Penthée et la sublimation dionysiaque, dont la “double naissance” préfigurera la résurrection christique ? La liste est encore longue des “oublis” de Freud, qui n’ont pas manqué de susciter les innovations de la clinique moderne, du côté des liens précoces mère-enfant comme de celui de la psychose ou de l’autisme. Et la tentation est grande de secouer les topiques freudiennes elles-mêmes, au profit d’une “troisième voie”, ou, de manière moins “parricide”, de coiffer la problématique oedipienne des modèles de la fragmentation psychique et des états-limites.
Mon exploration des expériences esthétiques de la modernité (littérature et arts plastiques), au voisinage de la psychose, de même que l’expérience que j’ai faite d’un régime totalitaire réprimant les possibilités créatrices des individus, en faisant peser sur eux la menace d’une automatisation aggravée dans un cadre politique et culturel schizoparanoïde, m’ont convaincue qu’il était nécessaire d’ouvrir l’écoute psychanalytique à de nouvelles configurations psychiques, et que, par conséquent, de nouvelles attitudes interprétatives s’imposaient dans la conduite des cures, en deçà et à côté de l’oedipe. La crise du “monotonothéisme” (pour reprendre le mot de Nietzsche) malgré les flambées des “retours de la foi” et autres spirituals revivals, le mélange d’intégrisme et de nihilisme engendré par la globalisation, l’augmentation des “nouvelles maladies de l’âme” (toxicomanies, psychosomatoses, schizophrénies mélancoliques, vandalismes, perversions morbides masquant des dépressions graves dans l’exaltation maniaque de jouir à mort, etc.), toutes ces manifestations qui dominent l’époque post-moderne nécessitent, de toute évidence, que soient reconsidérés aussi bien les antécédents que les faillites du sujet oedipien (désir-culpabilité-perlaboration-sublimation).

7Je suis persuadée cependant que les “topiques du clivage” entre vrai et faux self qui s’imposent dans l’actualité de la psychanalyse, la non-mentalisation ou l’inconscient primitif hors représentation fondés sur les fantasmes originaires et les phénomènes d’identification projective d’ordre affectif plutôt que cognitif, n’ont pas d’autonomie spécifique, mais relèvent de symptômes ou de pathologies subjectives qui peuvent s’entendre et se traiter seulement à l’horizon de l’intégration oedipienne névrotique. Il ne s’agit pas de les réduire à cette approche, mais de se souvenir, en toute lucidité, que c’est en elle que se situe impérativement l’analyste s’il ne veut pas se faire complice de la “peste” : peste de la complaisance, plus ou moins occultiste, avec la régression, la fragmentation, la folie.
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Julia Kristeva
4
Alain Braconnier : Pourriez-vous rappeler la distinction que vous faites entre le “symbolique” et le “sémiotique”, d’un point de vue psychanalytique ?

Julia Kristeva : En contrepoint du structuralisme, qui considère le sens comme une structure, j’ai proposé dès La Révolution du langage poétique d’entendre dans le langage à son orée une “signifiance”, un processus dynamique de subjectivation/désubjectivation qui se constitue dans l’interaction de deux modalités (ou modes) du sens. Le sémiotique est un codage premier des pulsions sous l’emprise de la langue maternelle, en rythmes, mélodies et intensités, puis en écholalies de pseudo-consonnes et pseudo-voyelles ; antérieur au stade du miroir, translinguistique plutôt que prélinguistique, le sémiotique engrène (dirait Racamier) la coexcitation mère-infans. Le sémiotique est porteur de sens interactif, affectif et sensoriel : sans signification. Cette dernière advient avec la constitution de la thèse prédicative et de la maîtrise de la syntaxe, qui est déjà porteuse d’“enveloppes narratives” (D. Stern) et amorce le repérage du sujet dans l’oedipe. La distinction sémiotique/symbolique m’a permis d’analyser la polyphonie du langage poétique qui, précisément, adjoint au “message” explicite d’un texte (en poésie ou en prose) toute la polyphonie indécidable de ce qu’on appelle la “musicalité” du style. Mais cette distinction permet aussi de repérer des strates importantes de la subjectivation dans ce qu’on reçoit couramment comme des troubles psychotiques du discours.

15Par exemple, j’ai eu l’occasion récemment de faire une “présentation de malade” à Sainte-Anne. Il s’agissait d’un patient schizophrène, fugueur, capable d’auto-mutilations et ayant fait une grave tentative de suicide par défenestration. Très vite, B. “s’est présenté” en présentant… sa mère. Il parlait comme “à la place” de sa mère, la citant abondamment, reconstituant une histoire dramatique dont je savais qu’elle était la sienne propre, mais qu’il assumait et formulait comme étant celle de sa mère : ELLE scarifiait son corps à ELLE, ELLE se suicidait, ELLE se plaignait d’avoir été “le mouton noir” de la famille dans son enfance, ELLE exigeait que son fils l’“encadre”, ce que B. avouait ne pouvoir “digérer”, car des forces invisibles le “dirigeaient” sans qu’il puisse s’y opposer. Il essayait aussi d’interpréter son état de fusion avec le “mouton noir” : en insistant sur l’absence de son père, les conflits dans la fratrie, l’intrusivité de sa mère. J’entendais un discours froid et appris, reduplication des mots des différents thérapeutes qui lui avaient expliqué son “cas” depuis l’enfance, en écho aux lectures “psy” qu’il avait pu faire. B. était étudiant en philosophie. J’entendais aussi qu’il parlait le français comme une seconde langue : était-il belge, suisse, ou s’agissait-il d’une sorte de fugue, de tentative pour casser l’“encadrement” maternel, de se “défenestrer” de l’emprise de l’abject ? B. avait fait une année d’étude en Angleterre. A un moment particulièrement intense de notre entretien, il se désigna avec un diminutif anglais. Je décidai de poursuivre notre échange en anglais. Et ce fut une renaissance. B. s’anima, son visage jusque-là impassible devint expressif et souriant, il trouva le courage de me confier ses conflits avec son frère, avec ses professeurs, et son désir d’ “évacuer le mal-être”, d’écrire une thèse sur le “bien absolu”. Visiblement, il regrettait que l’entretien s’arrête et demanda si nous devions nous revoir.

Un psychanalyste qui “fait le mort” n’a pas sa place dans le suivi d’une schizophrénie mélancolique. La séparation, longue, peut-être impossible, avec l’abject maternel figé en alter-ego psychotisant, elle ne peut s’opérer sans une réhabilitation d’une “communion sémiotique” entre les deux psychés : celle du patient et celle de l’analyste. C’était la seule façon de “digérer” la mère “dirigiste”, qui parasitait B., et avec laquelle il s’était confondu dans la figure du “mouton noir” ; “bête noire” avec laquelle il ne pouvait penser ensemble, mais qu’il pouvait seulement s’obstiner à fuir ou à détruire, en se détruisant.

17L’anglais, la langue étrangère, était “sa prise de distance” avec “le mouton noir” qu’elle était, qu’il était : un espace de jeu enfin à proximité - avec moi, échappant à la langue maternelle, était devenu disponible à sa pensée, dans notre duo à nous. Un translangage de l’espoir dans lequel il pouvait se permettre de réapprendre à parler et à penser avec une autre mère, de me provoquer, de formuler ses projets de “bien absolu”, et même de suggérer la difficulté de cet espoir réparateur : son sourire laissait supposer qu’il m’aurait peut-être parlé du “ridicule” de cette réparation, si l’entretien s’était prolongé. Paradoxalement, c’est une langue étrangère qui l’autorisait à refaire un lien sémiotique innommable et non moins transitif, transitionnel, par lequel il se sentait exister, capable de discuter, de contredire, de penser, de rire. Parce que “ça” avait eu lieu, mais avait été forclos par la blessure d’un oedipe hyper-agressif du fait du divorce des parents ? Ou parce que “ça” n’avait pas eu lieu, et que la langue étrangère, l’anglais, lui donnait l’occasion d’une “greffe” de réassurance narcissique, à partir de laquelle seulement il pouvait me rencontrer sans angoisse catastrophique, mais en réinventant des stratégies de “matricide imaginaire”, à commencer par les plus anodines et les plus perfides : l’ironie, le rire, la séduction ? La langue étrangère offrant à B. un socle sémiotique solide, il retrouvait, presque, la souplesse narcissique du névrosé.
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Julia Kristeva
6
Alain Braconnier : Vous avez consacré trois livres au Génie féminin. Quel sens donnez-vous à cette notion de génie et plus particulièrement de génie féminin ? Qu’est-ce qui a déterminé le choix de Colette, Hanna Arendt et Mélanie Klein ?

23Julia Kristeva : Je distingue, d’une part la “rencontre géniale originaire” que célébraient les Grecs et les Romains (en imaginant un daimon ou un génie, esprit divin qui préside à la naissance de chacun), cristallisée ensuite dans l’ecceitas, ou la singularité juive et chrétienne, considérée enfin par la psychanalyse comme une créativité spécifique de chaque sujet ; et, d’autre part, la métonymie sécularisée du génie des “grands hommes” qui s’impose depuis l’humanisme renaissant et jusqu’au romantisme. Les incertitudes de la sécularisation à notre époque rouvre d’une façon nouvelle cette problématique récurrente. Les ruines du continent ontothéologique, trop rapidement décrété disparu, nous apparaissent de moins en moins comme des “lettres mortes”, et de plus en plus comme des laboratoires de cellules vivantes, dont l’exploration permettrait d’éclairer les apories et les impasses actuelles.

24Face à la banalisation des discours, à l’effondrement de l’autorité, à la spécialisation technique des savoirs qui rend incommunicable leur excellence, et au déferlement des besoins avides de séduction-satisfaction-annulation, le mot “génie” demeure une hyperbole qui réveille nos capacités d’étonnement : cette ultime amorce de la pensée. Je reprends donc le mot “génie”, mais en m’efforçant de l’extraire de son inflation romantique. Et, en mettant provisoirement entre parenthèses l’idée des “grands hommes” sur laquelle médite Hegel (j’y reviendrai), je reprends son archéologie, son sens d’avant la fétichisation renaissante. Dans les trois volumes de mon Génie féminin : Arendt, Klein, Colette, il convient d’entendre le “génie” à partir de la singularité amoureuse qu’a découvert la christianisme et qui, depuis, a trouvé des développements imprévisibles, aussi bien dans ce qu’on appelle l’histoire des arts et des lettres, que dans la découverte freudienne de l’inconscient. Encore frappée d’invisibilité et cependant à l’œuvre, c’est, à mes yeux, la découverte freudienne de l’inconscient, relue par Lacan, qui permet de repenser cette co-présence de l’énergie signifiante, de la signifiance à travers l’amour, dans la singularité de l’aventure humaine. Elle ouvre ainsi une nouvelle page de la “philosophie de l’immanence” (que je ferais remonter, avec Y. Yovel, à Spinoza), qui permet précisément de reprendre autrement l’ancienne question de la singularité et du génie qui intéresse notre conversation aujourd’hui. Le but de la cure n’est-il pas, précisément, de révéler à l’analysant sa singularité spécifique, favorisant ainsi la créativité qui semble être le meilleur critère pour une fin d’analyse ?

25Les trois volumes de mon Génie féminin s’inscrivent à la suite de ce qui précède, et sont à lire aussi comme une réponse au féminisme massificateur. Contre “toutes les femmes” et contre la “communauté des femmes” -car dans le souci d’éliminer la question d’“être” ou de “ne pas être” par la sécurité d’une appartenance, on a voulu compacter les femmes comme on avait compacté naguère la communauté des bourgeois, du prolétariat, du tiers monde, etc.- je me suis emparée du terme provocant de “génie” pour démontrer que je ne suis pas vraiment “féministe” mais… “scotiste”. Je m’interroge sur la singularité, mentionnée plus haut, telle que la formule Duns Scot, et je l’analyse concrètement chez Arendt, Klein et Colette. Dans la génialité originelle comme dans le génie extraordinaire de ces trois femmes, je repère d’abord quelques traits spécifiques de la psychosexualité féminine en général. Loin d’être aussi narcissiques qu’on le dit, et même beaucoup moins narcissiques que les hommes, les femmes sont d’emblée dans une relation à autrui : vivre, c’est vivre pour l’autre, y compris et surtout quand c’est impossible et traumatisant. Loin de s’enfermer dans les palais obsessionnels de la pure pensée, penser est pour elles inséparable de la sensorialité charnelle : la dichotomie métaphysique corps/âme est chez ces femmes insoutenable ; elle décrivent la pensée comme une félicité physique, et éros est pour elles indissociable d’agapè. Loin d’être une course à la mort, leur temps est forcément hanté par le souci de la finitude, et cependant il s’apaise dans le miracle de la natalité, de l’éclosion. “Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces”, cette exclamation exorbitante de Colette n’évoque pas seulement la capacité d’adaptation de la femme, mais bien plus encore la souplesse psychosomatique de la maturité qu’une femme atteint, après qu’elle ait traversé les écueils de la revendication phallique et de l’envie. Mais c’est surtout la réalisation spécifique de ces traits communs qui m’a intéressée, pour inviter mes lectrices à ne pas être “comme”, mais à se chercher incomparables. Car cet incommensurable qu’est le génie ne se réalise que dans les risques que chacun est capable de prendre en mettant en question sa pensée, son langage, son temps et toute identité (sexuelle, nationale, ethnique, professionnelle, religieuse, philosophique…) qui s’y abrite.
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Julia Kristeva
3
Alain Braconnier : Comment avez-vous réussi à dépasser ceux qui parfois opposent caricaturalement les apports de Freud et ceux de Lacan ? Est-ce votre formation initiale de linguiste ?

10Julia Kristeva : Ma formation de linguiste aurait été insuffisante si je n’y avais ajouté la sémiologie : Saussure, Benveniste, Greimas, Barthes. J’ai eu la chance, très jeune, de participer à cette ouverture des études du sens, à travers l’objet “langage” des linguistes, vers des “pratiques signifiantes” translinguistiques : la littérature d’abord, mais aussi l’image, avec la peinture, le cinéma, et la musique, le geste, etc. Cette période et ces études, aujourd’hui trop facilement oubliées ou décriées, et qui se sont d’ailleurs souvent enfermées elles-mêmes dans un ésotérisme techniciste, me sont apparues et me paraissent toujours comme des hauts lieux de la pensée contemporaine. J’ai envisagé le sens comme un processus dynamique, une signifiance, qui mobilise -avec le langage- d’autres moyens de signification, et, au-delà du structuralisme, j’ai contribué à ouvrir à l’investigation le sujet de l’énonciation dans l’histoire : mon travail sur Bakhtine, avec le corps et le discours du carnaval, a été inaugural dans cette perspective. Mais il fallait aussi interroger la linguistique à la lumière de la phénoménologie : c’est ce que j’ai essayé de faire dans ma thèse sur la Révolution du langage poétique : Mallarmé et Lautrémont. Par un détour vers l’ego transcendental de Husserl, j’ai voulu échapper au cartésianisme de Chomsky, qui tend à enfermer le langage dans la grammaire, et d’introduire dans les études du sens les deux paramètres de la “matière” (hylé) et de l’ “autre”. C’est alors que je me suis avancée vers une réhabilitation de la pulsion et du désir dans l’interprétation de l’énonciation poétique. En entendant par “révolution” d’abord le retour du refoulé, et ensuite seulement son impact de surprise, voire de mutation dans le code fatigué des échanges sociaux normatifs. Ainsi revisité, le “langage” ou plutôt le “système de la langue” des linguistes n’était plus mon objet : il s’agissait d’interpréter le texte, l’écriture, avec leur sujet en crise et en reconstruction, dans un contexte biographique et historique spécifique. Freud et Lacan n’avaient plus de raison de s’opposer : ils participaient naturellement à cette refonte.

11Alain Braconnier : Que pensez-vous à partir des connaissances contemporaines sur le langage et ses avatars et à partir de vos propres travaux dans ce domaine de la formule fameuse et toujours pour une part énigmatique de Lacan : “l’inconscient est structuré comme un langage”, en insistant je crois comme vous le faites sur le “comme” ?

12Julia Kristeva : Mon travail de sémiologue et de théoricienne de la littérature a été préparé et accompagné d’une investigation très empirique et concrète, “sur le terrain”. Avant même de commencer ma propre analyse, je me suis consacrée à l’observation méticuleuse des deux bords du langage : l’apprentissage du langage par les enfants (enregistrements et analyses des écholalies, des premiers phonèmes, des morphèmes, de la syntaxe, à la crèche de Censier), et les troubles du discours, voire de la capacité langagière elle-même, dans la psychose (à l’Hôpital La Borde). Dans la formule de Lacan, j’insiste en effet sur le “comme”. Lacan lui-même a parlé de “lalangue”, par allusion à la “lallation”, aux écholalies, au pré- ou au translangage. L’être parlant est soumis à l’emprise du code linguistique familial, et chaque langue maternelle s’imprime sur l’organisation du “propre”, y compris du corps propre. L’inconscient de mes patients russes ou anglais n’est pas le même quand ils me parlent en anglais, en français ou en russe. Pourtant, la position de Freud, pour qui l’inconscient est constitué de pulsions, est d’une complexité qu’il nous reste à étayer avec les données nouvelles et de la sémiologie, et de la biologie : l’inconscient n’est pas que langage. Les affects, les pulsions, les sensations-perceptions, ces entités de la signifiance sont irréductibles au langage, dont elles constituent la doublure hétérogène. Je rejoins sur ce plan les positions d’André Green, et je développe l’hétérogénéité langage/pulsion dans la Révolution du langage poétique. Dans ma pratique analytique, j’entends ces entités comme les facettes hétérogènes de la subjectivation : à certains moments de la cure, je les relève dans leur spécificité perceptive, charnelle, propre - jouissive, douloureuse, hallucinatoire. J’attire l’attention de l’analysant sur ces “vécus” corporels, je les nomme en métaphores, figures, récits, pour en interpréter l’impact inconscient dans le transfert/contre-transfert. Forcément et immanquablement, je passe par le langage pour ouvrir l’espace inter et intrapsychique à ce qui n’est pas “du langage”, à l’expérience inconsciente hétérogène au langage. J’ai connu une personne très cultivée, qui se plaisait à répéter que “l’inconscient est structuré comme un langage”, et qui m’avoua être fière d’avoir fait, dans cette optique, une “analyse au niveau du surmoi” ! Il n’y a pas de quoi être fière d’une impasse du langage.
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