Ah, pas facile… Ce qui me plaît, c’est la dualité intrinsèque à ce monde fantastique. Aussi, je dirais que Bordeterre est une ville magique, avec tout ce que ça a d’excitant : elle pullule d’étrangetés (un moulin géant que l’on fait tourner en chantant, de drôles de créatures à trois yeux qui semblent repérer au flair le plus petit air fredonné, du quartz scintillant qui sert de catalyseur magique…) mais, au-delà de cet aspect magique séduisant qui nous met des guilis dans le ventre, c’est également une ville profondément injuste, d’une grande violence sociale, contre laquelle on a tôt fait de se casser les dents.
J’ai tout à fait construit la narration de façon à plonger le lecteur dans cet univers – et le laisser lui-même en découvrir les règles. J’aime beaucoup cette approche, parce que c’est ainsi qu’on procède naturellement dans nos propres aventures, déduisant des attitudes et réactions de chacun ce qu’on attend de nous, quels sont les risques, etc., et ne posant des questions que quand vraiment, il manque des éléments clefs à notre compréhension. Bon, ça, c’était mon intention… C’est évidemment atrocement difficile à mettre en place, comme équilibre ! Et, avec le recul, je pense que les 100 premières pages de Bordeterre sont un poil trop tourbillonnantes pour certains lecteurs ! Je ne regrette pas l’équilibre général du roman, mais je pense que j’ai tiré de cette expérience une grande leçon d’écriture : « Vas-y mollo. »
Hahaha ! Situons tout de suite quelque chose : je nourris depuis mes six ans une obsession pour l’onomastique, et pour les prénoms en particulier. Aussi, NATURELLEMENT, les prénoms de mes héros ont été, disons, mûrement réfléchis. Inès (qui est une variante d’Agnès), c’est l’« agneau » en latin (mais aussi la chasteté, la pureté, en grec), un prénom symbole d’innocence, parfait pour la gamine bondissante et peu informée qu’elle est ; en miroir de cela, son double, Ignace, c’est le « feu », celui de sa passion pour cet univers, passion façonnée par Philadelphe, ses séductions et manipulations… mais le feu est un élément incontrôlable… (Ces deux facettes sont par ailleurs symboliques de son élévation sociale : Inès, prénom populaire, et Ignace à connotation plutôt noble et tradi.)
Alma quant à elle signifie « l’âme », ce qui colle à ce personnage au grand cœur, qui est un peu l’« âme » de Bordetôle. Et Alma en latin, c’est celle « qui nourrit », ici : la révolte. Ce ne sera pas une surprise de vous apprendre, du coup, que Tristan signifie… « révolte, tumulte », haha. (Par ailleurs j’aime ici aussi la double personnalité de ce prénom tout mimi, étriqué, « tristounet », qui correspondrait au Tristan du début, et son sens chevaleresque caché, impétueux, qui correspond à l’éclosion du personnage.)
Philadelphe enfin est le seul du quatuor à hériter d’un prénom anormal, car c’est un personnage éminemment anormal ; il n’est véritablement à sa place nulle part dans cette ville. Je voulais pour lui un prénom complexe, bourgeois, ouvragé, élégant et fragile à la fois, et j’ai trouvé ce prénom précieux et néanmoins généreux : Philadelphe, « qui aime son frère ».
Je suis désolée, j’ai clairement débordé sur cette question. Dooonc, la première partie concernait l’incarnation des personnages, c’est ça ? La réponse est oui, la construction des personnages est centrale à mon processus d’écriture, leur arc d’évolution entre dans mon plan, se dessine en parallèle de l’intrigue. Les personnages, c’est la vie du roman ! D’ailleurs, je ne suis jamais autant ravie que quand on me complimente sur leur incarnation nuancée, sentie, complexe, etc. : je croustille de joie comme du bon pain. C’est le plus important pour moi.
La musique est une source d’inspiration pendant l’étape de macération qui précède l’écriture : je fais de longues balades avec un casque sur les oreilles, pendant lesquelles me viennent 20 % des idées (les 80 % restants me venant évidemment sous la douche et à 3h du matin). Quant à la place de la musique dans le texte, en vérité, si elle est si fondamentale, c’est que j’avais un message balourd à faire passer concernant la culture, la place qu’elle tient dans l’éveil de la pensée indépendante, la façon dont on se l’approprie ou pas, et la façon dont les élites s’arrogent le droit de délimiter les contours de la « bonne » culture, la culture légitime (qui serait, à Bordeterre : la poésie) et la mauvaise, celle qui n’a que des vertus utilitaires de divertissement et d’abrutissement (qui serait, à Bordeterre : la chanson). Comme j’ai été biberonnée aux récits fantastiques, plutôt que d’écrire une histoire rectiligne dont l’intrigue aurait été articulée autour de la culture, j’en ai fait un device magique au service d’une histoire de révolte.
Symboliquement, ç’aurait pu être le dessin, la peinture, la danse, etc., c’est un peu par hasard que ça a été la chanson – peut-être parce qu’elle est (je crois) la forme de culture la plus universellement accessible. Et il faut reconnaître que les citations de vers sont une sorte de « magie » particulièrement adaptée à la forme romanesque !
Quand j’étais ado, j’étais très vite enflammée par le moindre soupçon d’injustice, et mortellement excitée, fascinée, par l’idée de la révolution ; renverser le pouvoir, ah mais quel plaisir ! Il y a une romantisation nécessaire et salutaire de la révolte quand on est ado, parce c’est un âge où l’on commence à être des adultes tout en étant encore soumis au bon vouloir des vrais adultes, ce qui est assez insupportable et donne le goût des barricades. C’est pourquoi, oui, absolument, je pense que la révolte est un thème central en littérature ado, et qu’il y a toute sa place.
En ce qui concerne Bordeterre, comme je suis moi-même devenue une adulte, j’avais aussi envie de montrer la face moche des révolutions : 1) elles ratent – et on a peur de recommencer (c’est ce qui s’est passé à Bordeterre dans la génération précédente, et la raison pour laquelle il n’y a quasi que des ados dans cette ville), 2) elles font mal.
Complexe et intéressante question ! Je crois que mon métier d’éditrice a accompagné de près mon travail d’écriture, le nourrissant et parasitant à parts égales. Il le nourrit car j’apprends, chaque jour, à la lecture des manuscrits de nos auteurs, ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, pourquoi, comment, etc. : j’ai en un sens suivi l’enseignement de certains auteurs en travaillant sur leurs textes. Mais il le parasite également dans le sens où les styles qui remplissent mes journées de travail ont parfois du mal à me quitter le soir : j’ai été extrêmement enquiquinée au printemps 2018 par deux romans en particulier, qui m’habitaient tant que leurs autrices se glissaient dans mon manuscrit comme des malpolies. J’ai peiné jusqu’au moment où j’avais enfin fini de travailler sur ces ceux-là – et puis j’ai dû reprendre tout ce que j’avais écrit sur cette période. Mon style sur ces chapitres ressemblait à l’enfant bâtard d’un accouplement accidentel. C’est très étrange, comme expérience.
Ces remerciements revêtent une importance monstrueuse pour moi ; j’ai l’impression que je n’aurais jamais fini de remercier tous ces gens-là. Je crois profondément dans l’idée que la culture se construit sur les épaules de la génération précédente (même si c’est une image simpliste, elle se construit aussi horizontalement, en écho à ce qui coexiste au même moment), et il est évident que les romans que je lis et lirai sont parcourus de courants très reconnaissables hérités des lectures, visionnages (etc.) de leurs auteurs. Or, il y a des livres et films qui sont, souvent, plus formateurs et définitoires que les autres : ce sont ceux que l’on a consommés, avalés goulûment, quand on était enfant (ou ado (ou adulte (enfin bref : les « premiers » !). Pour moi, ce sont ceux que j’appelle « mes géants » : J. K. Rowling, Philip Pullman, Neil Gaiman. Ils ont laissé sur le sol de mon imaginaire une empreinte dans laquelle je me suis lovée pour cultiver le mien. Et mes « nouveaux géants », ceux que j’ai découvert lorsque j’ai replongé dans la littérature jeunesse une fois adulte : Clémentine Beauvais, Axl Cendres, Benoît Minville… (et d’autres auteurs de la collection Exprim’, et Tibo Bérard, l’éditeur qui en est à l’origine), ils m’ont tendu des échelles et des outils pour sortir de cette première empreinte et la redessiner de l’extérieur.
Les remerciements de fin de roman sont précieux, ce n’est pas si souvent qu’on a la chance de pouvoir mettre par écrit tout ce qu’on doit et à qui.
Haha, je ne sais pas trop. J’ai commencé à véritablement écrire des histoires vers 7-8 ans, et je pense que mon imaginaire d’alors était influencé (si j’en crois la tendance marquée à l’aventure-dans-la-jungle de mes premières histoires) par les lectures que je piochais dans la bibliothèque familiale (bibliothèques roses et vertes à la Davy Crockett, Laura l’indienne blanche, Tom Sawyer etc.), les dessins animés que je regardais (Le Livre de la Jungle et Le Prince d’Égypte notamment ; j’ai été très déçue en grandissant de découvrir que je ne pouvais pas vivre en pagne), et les tonnes de BD que je dévorais, de Yakari à Thorgal, en passant par tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une possibilité d’évasion : enfants sauvages, forêt, cabanes (bonus si y avait des fauves). L’absence d’adultes était une condition sine qua none du bonheur, naturellement.
Ce sont ces univers de liberté qui m’ont donné envie d’écrire, davantage que des livres précis. J’ai eu le goût des histoires, le goût de l’aventure, avant d’avoir celui du style (comme tous les jeunes lecteurs, d’ailleurs).
L`océan au bout du chemin, de Neil Gaiman. Il y a tout ce que j’aime là-dedans : un cauchemar d’enfant, avec cette vieille gouvernante moisie du genou qui s’introduit dans le foyer et se fait aimer de tous tandis que le héros seul (et incompris, arh !) connaît sa véritable nature, des voisines sorcières aux pouvoirs inexplicablement charmants, une forêt effrayante hébergeant des monstres invisibles, une dimension symbolique forte qui en fait un solide matériau de réflexion, une double lecture adulte mélancolique au possible, bref, tout y est.
Je dirais Quand j`avais cinq ans, je m`ai tué de Howard Buten, lu vers 11 ans pour la première fois, et relu récemment. C’est un portrait vivant de l’imagination, du monde enfantin, de ce qu’il a de si singulier et indescriptible… – et aussi une représentation juste et violente de l’incompréhension des adultes face à cette façon de vivre le monde. Le travail de la langue du narrateur, toute de guingois et fourmillante d’inventivité, est un régal absolu.
Harry Potter. Haha. ÉVIDEMMENT ! Je l’ai lu en boucle, obsessionnellement, de mes 10 à mes 18 ans. J’ai aussi beaucoup relu Vipère au poing d’Hervé Bazin qui parlait à mon sentiment d’injustice adolescent, la série des Malaussène, de Daniel Pennac (Au bonheur des ogres, La Fée Carabine, etc.), qui me faisait rire à la folie tout en me nourrissant d’intrigues abracadabrantesques. Je m’arrête, la liste pourrait être longue ! Je relisais beaucoup étant ado, et j’ai repris cette habitude depuis deux ans.
Pff, je n’ai honte de rien, d’ailleurs, j’ai un retard éblouissant sur la lecture des classiques, n’ayant suivi aucune formation littéraire dans le supérieur. Enfin, rectifions : je les ai tous lus (CLIN D’ŒIL) mais pour certains, ça fait, pfiou, longtemps, il faudrait que je les relise (CLIN D’ŒIL).
Ce discours joueur qui tient presque de la politesse (pour ne pas se mettre, soi-même et son auditoire, dans l’embarras) a toujours un léger goût de rance dans la mesure où il est contraint par les détenteurs de la « culture légitime ». D’ailleurs, je recommande volontiers à tous les amateurs de littérature la lecture de Comment parler des livres que l`on n`a pas lus ? de Pierre Bayard, un essai brillant et drôlissime qui évoque notamment notre capacité à situer, mesurer et apprécier la littérature sans l’avoir nécessairement directement lue, mais par extraits, rapprochements, croisements et contextualisation : c’est ce que font tous les professionnels du livre au quotidien, notamment les libraires qui (GASP) n’ont pas lu tous les ouvrages qu’ils recommandent. (Et c’est le secret de l’extraordinaire élasticité de ma culture littéraire ! Hahaha !!)
Ouh ! Plaisir d’offrir. (Se frotte les mains.) J’adore faire découvrir des livres. Parmi les livres sous le radar que j’ai le plus souvent recommandés ou offerts, il y a le très beau, très court, superbe Je, d`un accident ou d`amour, de Loïc Demey (poésie narrative), l’incroyablement fantastique et névrosé Les magiciens, de Lev Grossman (sorte de Narnia pour adultes), le minuscule Éloge de l`oisiveté de Bertrand Russell (essai)… en littérature ado récente : Trois garçons, de Jessica Shiefauer (un conte moderne follement étonnant, sur l’éclosion de la féminité) et, en littérature jeunesse enfin, pas qu’il soit méconnu car tout le monde a vu le film (qui est par ailleurs formidable) : L`Histoire sans fin, un roman très marquant pour moi dont peu de gens connaissent la grande richesse et fantaisie, et qui mérite de sortir du grenier ! Allez-y !
Tout Marguerite Duras. Ne me lancez pas.
« Moi, j’adore être heureuse ! », citation du livre Le journal de Gurty, de Bertrand Santini.
Mes lectures de confinement (cette phrase aura-t-elle du sens dans un an ou deux ? J’espère que non) sont terriblement régressives : ayant du mal à me concentrer, je relis tous les classiques d’enfance que j’ai sous la main. En ce moment, je suis dans Marie-Aude Murail (Oh, boy !).
Découvrez Bordeterre de Julia Thevenot aux éditions Sarbacane
Entretien réalisé par Nathan Lévêque
La quatrième édition du Prix Facile à lire Bretagne démarrera en janvier 2023 dans 68 communes de la région. 8 livres seront soumis aux votes des lecteurs, dont "Le trésor" de Julia Thevenot (éditions Thierry Magnier collection petite poche, 2021) présenté dans cette vidéo par Chantale Guihard de la Bibliothèque des Côtes-d'Armor. Ce prix littéraire, qui s'adresse avant tout aux personnes "éloignées" du livre, est porté par Livre et lecture en Bretagne, avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles, la Région Bretagne, la Sofia (sous réserve), les quatre départements bretons, le CLPS et l'AMISEP (organismes de formation spécialisés dans le champ de l'illettrisme), et la Ligue de l'enseignement du Morbihan. https://facilealirebretagne.wordpress.com
Où sont les personnages principaux ?