La conséquence du handicap n'est pas la seule incapacité physique mais, la plus grave, la détérioration progressive de notre personnalité et ses capacités. Elle nous enferme, nous englue et peu à peu, nous détruit si l'on n'y prend pas garde. On ressasse nos problèmes, nos rancoeurs, nos souffrances, on ne voit plus que la terre tourne, que le monde existe, que le ciel est bleu, que la mésange fait son nid dans une vieille cruche, au soleil, à l-abri du vent, que les nuages racontent des histoires en se transformant, que l'araignée accroche sa toile dans un buisson. On vit au ras des pâquerettes, on abandonne peu à peu tout effort physique.
Devenir adulte m paraît bien difficile au milieu de tant de souffrances physiques et morales et c'est si dur de vivre dans une totale dépendance ! Plusieurs fois, j'ai pensé me donner la mort mais je crois pas avoir assez de courage pour le faire. Au fond de moi, je sais bien aussi que ce n'est pas la bonne solution. Et mes parents ? Et mes amis ? On dit que tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir et qu'il fait vivre. Mais quelque fois ça ne suffit pas § Et aujourd'hui j'ajouterais aussi qu'il fait bon vivre malgré tout.
Je me demande parfois ce qui a motivé tous ces personnels, hommes et femmes, à venir travailler dans notre institution. J'ose espérer qu'il y a dans leur motivation autre chose que la recherche de la sécurité de l'emploi pour aussi valable qu'elle puisse l'être. J'aimerais savoir comment ils nous voient, nous perçoivent, nous considèrent, nous supportent et comment ils sont en rentrant chez eux. Est-ce que nous leur apportons quelque chose ?
Ce que je dois à mes parents ne peut ni s'exprimer, ni se comptabiliser, et sur tous les plans : affectif, médical, physique, intellectuel, matériel, etc... Grâce à eux mon enfance fut heureuse, pleine d'insouciance, tant j'ai été câlinée et entourée. En effet, mon arrivée intempestive sonna la mobilisation générale de toute la famille ! Je régnais comme une reine au milieu de sa cour.
Des petits événements précieux jalonnent heureusement la monotonie de mes jours : l'accomplissement, pour la première fois, de mon devoir de citoyenne en allant voter, l'essayage d'une nouvelle "coquille" pour le soutien de mon dos, l'anniversaire de ma mamie, les retrouvailles avec mes amies, surtout l'une d'entre elles qui est comme ma grande sœur.
l'adolescence est une période très difficile, surtout quand on est enfermée dans un corps presque mort. C'est une si grande souffrance, mais je sais aussi que je suis pas la seule sur cette terre à vivre avec un handicap; D'ailleurs, quand je vois le comportement de certains qui ont tout pour être heureux, et qui ne savent pas en profiter, je me demande qui est le plus handicapé.
J'enrage parfois de tout ce gaspillage de temps, d'énergie, de bonheur, d'amour pour des conneries au ras des pâquerettes, de susceptibilités, de jalousies, de mesquineries, et j'en passe, alors que bien des gens auraient tout pour être heureux. J'arrive à me dire, souvent, que je ne suis pas la plus handicapée !
A vingt heures trente, après la toilette, nous sommes couchés comme des bébés; Nous jouissons enfin d'un peu de paix et de vie personnelle. Le téléphone nous rend notre autonomie, et la tv nous relie au monde extérieur, ou à ce que l;on veut nous faire croire qu'il est.
le corps médical m'avait certes sauvée, sachant que j'étais et resterais à jamais handicapée. De quel droit m'a-t-il contrainte à vivre emprisonnée dans la carapace d'un corps inerte, complètement dépendante d'autrui; Mais pouvait-il ne pas la faire ?
Au cours de cette enfance apparemment si heureuse, il y eut bien des moments d'angoisse et de dures souffrances. Mais l'on est ainsi fait, heureusement, que l'on se souvient davantage des jours de soleil que des jours de pluie.