À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen.
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Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler.
Le monde fleurit par ceux qui cèdent à la tentation.
À tous il est permis — dans certaines limites — de parler ; à quelques-uns il est réservé de savoir.
LE RIVAGE DES SYRTES, Chapitre VII : L'Île de Vezzano.
Ce qui commande chez un écrivain l'efficacité dans l'emploi des mots, ce n'est pas la capacité d'en serrer de plus près le sens, c'est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n'est contenu.
(p. 257)

C'était une sorte d'iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait à pic de la mer, presque irréel dans l'étincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l'horizon comme un voilier sous ses tours de toile, n'eût été la mince lisière gazonnée qui couvrait la plate-forme, et coulait çà et là dans l'étroite coupure zigzagante des ravins. La réflexion neigeuse de ses falaises blanches tantôt l'argentait, tantôt le dissolvait dans la gaze légère du brouillard de beau temps, et nous voguâmes longtemps encore avant de ne plus voir se lever, sur la mer calme, qu'une sorte de donjon ébréché et ébouleux, d'un gris sale, qui portait ses corniches sourcilleuses au-dessus des vagues à une énorme hauteur. Des nuées compactes d'oiseaux de mer, jaillissaient en flèche, puis se rabattant en volutes molles sur la roche, lui faisaient comme la respiration empanachée d'un geyser ; leurs cris pareils à ceux d'une gorge coupée, aiguisant le vent comme un rasoir et se répercutant longuement dans l'écho dur des falaises, rendaient l'île à une solitude malveillante et hargneuse, la muraient plus encore que ses falaises sans accès.
Chapitre VII : L'Île de Vezzano.
- Tu trouves cela absurde, parce que tu es très jeune, reprit Marino avec une étrange intensité dans la voix. Moi, je suis vieux, et la Ville aussi est très vieille. Il vient un moment où le bonheur - la tranquillité - c'est d'avoir usé autour de soi beaucoup de choses, jusqu'à la corde, à force de s'y être trop frotté - à force d'y avoir trop pensé. C'est cela qu'on nomme l'égoïsme des vieillards, ajouta t'il avec une espèce de sourire trouble : ils sont seulement devenus plus épais de ce que tant de choses autour d'eux se sont amincis. Ils ne s'usent pas - la capitaine hocha la tête d'un ait buté - ce sont les choses autour d'eux qu'ils usent.
Nous dansons comme un bouchon sur un océan de vagues folles qui à chaque instant nous dépassent.
Chapitre IX : Une croisière.
Vanessa m'ouvrait de toutes parts sur le monde, — dans ses yeux passait pour moi le reflet trouble des mers lointaines.
Chapitre III : Une conversation.
Quand j'étais petit, notre vieux serviteur allait se coucher dans le grenier sans lumière. Il était si habitué qu'il marchait dans le noir sans tâter, aussi vite qu'en plein jour. Eh bien ! que veux-tu, à la fin la tentation a été trop forte : il y avait une trappe sur son chemin, je l'ai ouverte…
Le vieillard sembla réfléchir avec difficulté.
- … Je pense que c'est énervant, les gens qui croient trop dur que les choses seront toujours comme elles sont.
Il ferma à demi les yeux, et se mit à hocher la tête, comme s'il allait s'endormir.
- … Et peut-être ce n'est pas une bonne chose, que les choses restent toujours comme elles sont.
LE RIVAGE DES SYRTES, Chapitre VIII : Noël.

Aldobrandi avait maintenant ses coudées franches, régnait un préjugé nouveau, dont il couvrait d'ailleurs ses agissements avec un cynisme consommé : le moindre blâme porté contre le comportement de ses bandes eût passé pour la marque du plus mauvais goût, d'un esprit incurablement "retardataire", condamnation sans appel à un moment où l'opinion à la mode était que maintenant « les temps avaient changé ». Pourquoi ils avaient changé, c'est ce que personne n'eût pu dire au juste, et peut-être fallait-il voir là, plutôt qu'une phrase en l'air, plutôt que le constat précis d'une altération dans l'ordre des choses, la revendication de ce toucher infiniment subtil qui nous lie à l'établissement du vent, à la pesanteur insensiblement accrue de l'air, et en l'absence de toute preuve matérielle nous avertit en effet sans hésitation possible d'un « changement de temps ». Et ce n'était pas seulement cette couleur imperceptiblement plus orageuse — venue assombrir pour chacun son paysage mental comme s'il eût lu l'avenir à travers des verres fumés qui l'enfiévraient — qui paraissait nouvelle : apparemment le rythme même du temps à Orsenna avait changé.
Chapitre XII : Les instances secrètes de la ville.