Citations de Julien Green (916)
C'était une petite cloche de fer que Papa avait trouvée un jour chez un antiquaire et qui lui avait paru intéressante. Intéressante, elle l'était bien. La poignée représentait ni plus ni moins que Satan, debout, les bras croisés, cornes au front et la queue enroulée autour de ses pieds. La clochette elle-même était composée d'une sorte de cloître furieusement gothique entre les colonnes duquel volaient des diables à ailes de chauves-souris. Tout cela fort noir avec des reflets couleurs de plomb. Lorsqu'on agitait Satan, la bonne arrivait.
Je lui parlais de religion, je lui en parlais même avec une certaine abondance, car je commençais à prendre goût aux discours. Les mots me grisaient. Elle m'écoutait, levant un sourcil, et se déclarait voltairienne, puis se mettant au piano usait et abusait de cette arme déloyale qui me ravageait délicieusement. Je crois qu'avec un peu d'audace elle m'eût séduit, mais elle était sans doute gênée par le fanatique naissant qu'elle devinait en moi.
Je souhaitais la disparition pure et simple de l'Empire allemand, surtout, je l'avoue, quand j'avais à apprendre les déclinaisons imprimées en caractères gothiques.
Quand ma mère parlait de religion et disait certaines choses, il y avait autour d'elle un énorme silence. Elle me regardait. Un jour, elle me dit : " Si tu devais commettre une mauvaise action, j'aimerais mieux te voir mort, comprends-tu ? Mort à mes pieds."
Une charmante amie me rappelle une joyeuse histoire, bien anglaise. Un jour de 1926 ou 1927, pour lui jouer un tour, je lui donne le conseil de lire Fanny Hill, ce classique de la littérature libertine dont elle n'avait jamais entendu parler. Elle va le demander dans une librairie anglaise où j'allais moi-même fort souvent. C'est au plus âgé des vendeurs qu'elle s'adresse, le vieux M..., Anglais asthmatique, très digne, un peu voûté. Il a un haut-le-corps.
"Permettez-moi de vous dire, Madame, que je suis un peu surpris. Un livre pareil ! Such a book ! "
Elle lui dit que c'est moi qui lui en ai conseillé la lecture. Nouvel étonnement.
" Oh, I am surprised ! "
Revenu de sa stupéfaction, il ajoute : " Je n'en ai pas d'exemplaires...sauf le mien que je puis vous céder. " Et le lendemain, il le lui vend.
Le livre est couvert de notes marginales au crayon. Avec un imperceptible sourire, M...dit alors : " Nous le ferons figurer dans nos comptes sous le nom de Jane Eyre."
Ce fut alors qu'intervint cette puissance qu'on appelle le hasard, le destin ou la volonté d'en haut parce qu'on ne sait quel nom lui donner.
29 septembre 1949
Mauriac à qui j'avais dit que je traduisais Péguy en anglais s'est écrié :
" Quelqu'un devrait bien le traduire en français ! "
21 mai 1948
Et si Dieu veut qu'il y ait des oeuvres d'art, comme me le dit le père Couturier, osera-t-on condamner Les Liaisons dangereuses ? Que resterait-il de la littérature si on l'expurgeait ? Esther et Athalie ? ( Excellent exemple, en passant, de grandes oeuvres faites avec de bons sentiments). Déprimé et irrité par cette question.
5 janvier 1948.
Je pourrais, sans doute, recommencer Adrienne Mesurat ou Léviathan ; je ne le ferai pas, j'espère avoir le courage de ne plus écrire quand le désir m'en aura quitté. J'ai vu, en effet, trop d'écrivains déshonorer leur talent en faisant des imitations d'eux-mêmes.
5 mai 1946.
Lu une vie de Saint Dominique par le père Petitot. Je veux bien qu'il n'ait pas pris une part active à la croisade contre les Albigeois, mais il y a cette triste histoire des cinq hérétiques : il obtient la grâce de l'un d'eux parce qu'il prévoit sa conversion. Mais les quatre autres ? Il pouvait les faire gracier. Que ne les a-t-il sauvés des flammes...
24 août 1944.
On entend quelquefois dire en Amérique qu'un des principaux responsables de la catastrophe de 1940 est...Marcel Proust qui aurait démoralisé son pays !
A verser au sottisier déjà archicomble de notre époque.
Il faut, pour se jeter dans l'abîme, être sûr qu'on pourra voler.
Naples. J'étais ici à dix-huit ans,la tête pleine de rçeves dont pas un ne s'est réalisé. Dieu merci, car à distance, ils me paraissent fort ennuyeux...
Si l'on savait tout ce qui me passe par la tête , se dit-il, je crois qu'on me prendrait pour un fou, un vrai, de ceux à qui on lie les bras, mais je voudrais bien qu'on me fasse voir un homme parfaitement raisonnable à tous les moments de sa vie : ce serait peut-être lui qu'on enfermerait.
Ce soir, au bord de l'eau, il sentit vivement tout ce qu'il pouvait y avoir d'inaccessible au fond de son propre coeur. Comment donc pouvait-il espérer de n'être pas seul si lui-même à lui-même était étranger ? Dans ce monde dont la raison d'être nous échappe, chacun suit obstinément une destinée secrète qu'il ne connaîtra peut-être jamais. Deux pensées se mêlent parfois comme des vols d'oiseaux se croisent dans les airs, mais l'inexorable solitude se reforme aussitôt. Tout homme est roi dans un désert.
Écrire des livres console l'écrivain de tout ce que la vie lui refuse. Peut-être même une vie comblée eût-elle été pour lui une vie stérile. L'homme satisfait n'écrit pas.
Les pensées qu’on a dans l’obscurité ne sont pas les mêmes que celles qu’on a dans la lumière. Il savait qu’en éteignant, il redeviendrait la proie de Moïra.
A vrai dire, la politique a moins d'attrait pour nous autres militaires que pour vous civils. Nous attendons que des discours sorte la guerre, comme cela se produit d'habitude. Notre tâche est alors de battre l'ennemi.
La pensée que le bonheur, son bonheur, était quelque part en ce monde et qu'il n'en savait rien le mettait hors de lui.
― Qu’est-ce que vous avez oublié chez moi ?
― Mon chandail
Sans mot dire, elle ouvrait la porte du placard et plongeait le bras dans la profondeur, elle en sortit un chandail de laine bleue qu’elle jeta sur le plancher.
― ça ? fit-elle en poussant du pied le vêtement dans la direction du jeune homme. J’ai cru que c’était un chiffon pour nettoyer mes souliers.