Citations de Julien Green (916)
Washington 19 août 1944.
Passé la journée à écrire des lettres, à feuilleter des livres chez les bouquinistes, et à feuilleter ici le Journal d'Eugénie de Guérin. Quelle insipidité ! Elle a l'esprit tellement banal qu'elle atteint parfois à une sorte de profondeur. Son style a macéré longtemps dans l'eau de mélisse et elle a de pieux soupirs qui éloignent de la religion avec la force d'un ouragan.
Les arbres nus brillent dans un ciel d'azur comme de grands ossements.
L'homme est libre, mais il fait de telle sorte qu'il se croit prisonnier dans une geôle étroite. Comme il l'aime, sa geôle ! Il l'appelle Fatalité, Religion, Destin, Patrie.
« Notre vie est un livre qui s’écrit tout seul. Nous sommes des personnages de roman qui ne comprennent pas toujours bien ce que veut l’amour » …
Parfois, me trouvant seul dans cette pièce, la tentation me venait de chercher dans le dictionnaire monumental d'Andrews les mots impurs de la langue latine. Ils y étaient tous, je le savais. J'hésitais pourtant. C'était honteux et un peu enfantin...Finalement je cédais. Tout un monde de luxure se mettait à vivre dans ma tête et le sang me battait aux tempes. Les obscénités de Catulle et de Martial se logeaient dans ma mémoire comme des airs de musique qui vous poursuivent la journée entière. "J'agis comme un païen", me disais-je. Il me semblait que de ce gros livre montait un terrible murmure de plaisir et que tout cela bourdonnait autour de moi. Le bonheur des corps, la chair nue et resplendissante des esclaves, la volupté victorieuse de tous les scrupules, la brutalité des gestes, je croyais voir ces choses dans les mots si froidement définis par l'auteur du lexique. La tête m'en tournait encore quand j'avais quitté la bibliothèque.
Ils habitaient à trois, le père, la mère et la fille, une toute petite villa qu'un jardin étroit séparait de la route. Le père ressemblait à un blaireau en chapeau de paille. La mère, opulente personne, conservait les attitudes royales de la belle femme qu'elle n'était plus, hélas. Son teint approchait de la couleur d'un cigare. Toute sa dignité semblait avoir pris refuge dans un double menton sur lequel s'appuyait un visage immobile aux lourdes paupières cernées de bistre.
Je fréquentais alors une librairie de la rue de la Pompe tenue par deux demoiselles qui m'avaient pris en amitié et me prêtaient des livres. Un volume de la collection Nelson sous le bras, je courais jusqu'au square Lamartine et là, assis sur un banc, je tournais les pages avec une avidité d'autant plus mystérieuse que je ne comprenais pas grand-chose à ce que je lisais, mais je comprenais quelque chose, et ce quelque chose me ravissait. Dumas père, Edmond About et Victor Cherbuliez étaient les trois auteurs que les demoiselles Chavanon jugeaient aptes à m'ouvrir l'esprit sans y verser de poison. Des titres me reviennent à la mémoire comme Le Comte Kostias, Miss Rovel, L'Aventure de Ladislas Bolski, Le Nez d'un notaire et bien entendu Les Trois Mousquetaires avec cette étrange histoire de Milady dont je n'arrivais pas à deviner ce qu'elle avait pu faire de si mal, mais dont le supplice m'intéressait. J'adorais lire un beau récit de supplice.
- Te rappelles-tu ce passage de saint Paul que je t'ai cité au sujet du mariage ? reprit David.
- "Mieux vaut se marier que de brûler" cita Joseph.
18 avril 1949
Écouté à la radio une improvisation de Messiaen. Musique qu'on dirait composée après la fin du monde. Elle est d'une beauté monstrueuse, fait voir d'immenses cavernes où coulent des fleuves, où brillent des monceaux de pierreries. On ne sait où l'on est, dans l'Inde peut-être. L'auteur jouait à l'orgue dans l'église de la Trinité. Jamais les voûtes de ce hideux édifices n'ont dû entendre des sons plus inquiétants. Parfois on a l'impression que l'enfer s'ouvre tout à coup et bée. Il y a des cataractes de bruits étranges qui éblouissent l'oreilles.
https://www.youtube.com/watch?v=SY7g0ULVl2I
24 septembre 1949
Une éducation religieuse m'a trop nettement fait voir le néant du monde. C'est ce qui, chez moi, paralyse l'ambition. Je n'ai jamais cru tout à fait à la "réalité du jeu". Il me semble que je mourrais de honte si je devais me mettre en avant comme font certains. Qu'on ne me parle pas de modestie. Il ne s'agit pas du tout de cela...Je n'ai jamais pensé au succès, je travaille exactement comme l'abeille ou comme l'oiseau, parce que je suis fait pour cela et que c'est mon instinct, et je souffrirais trop si j'allais contre cet instinct. Je crois qu'il ne peut plus du tout être question de gloire littéraire au seuil du monde étrange qui s'ouvre devant nous. Cela ne me fait absolument rien qu'on retienne mon nom ou qu'on l'oublie. Dans l'éternité, cela n'aura aucune importance, mais je veux accomplir ma destinée, qui est de dire ce qui est en moi.
14 janvier 1946.
Un journal est une longue lettre que l'auteur s'écrit à lui même, et le plus étonnant de l'histoire est qu'il se donne à lui-même de ses propres nouvelles.
26 avril 1942.
Fini Memories of happy days hier après-midi, à sept heures.
Je voulais l'appeler : Before the evil days (citation du dernier chapitre de l'Ecclésiaste, mais mes éditeurs m'ont persuadé que ce titre, bien meilleur que l'autre, à mon gré, ferait mauvaise impression à cause de ce mot evil).
Rien n'est plus délicieux que ces premières journées d'automne où l'air agité de puissants remous semble une mer invisible dont les vagues se brisent dans les arbres, tandis que le soleil, dominant cette fureur et ce tumulte, accorde à la moindre fleur l'ombre qu'elle fera tourner à son pied jusqu'au soir. De ce calme et de cette frénésie résulte une impression où la force se mêle à une douceur que le langage humain ne peut rendre. C'est un repos sans langueur, une excitation que ne suit aucune lassitude ; le sang coule plus joyeux et plus libre, le coeur se passionne pour cette vie qui le fait battre. A ceux qui ne connaissent pas le bonheur, la nature dans ces moments généreux leur en apporte avec les odeurs des bois et les cris d'oiseaux, avec les chants du feuillage et toutes ces choses où palpite l'enfance.
… nous sommes tous tellement timides devant une feuille de papier.
Baudelaire déplorait que parmi les Droits de l'Homme on eût oublié le droit de se contredire.
On ne voit pas vieillir quelqu'un avec qui l'on vit tous les jours et l'on ne se rend compte du ravage que lorsqu'il est parfait, si j'ose dire, et qu'il éclate aux yeux. (80)
La tyrannie de l'inutile est partout dans nos vies.
Ce que Mauriac n'aimait pas en moi, c'était mon homosexualité. Un jour que je lui demandais pourquoi il ne se laissait pas aller, il m'a chuchoté à l'oreille: "Moi, j'ai une famille" (propos rapportés par Franz-Olivier Giesbert, in Histoire intime de la Vème République, tome 3, "Tragédie Française", 2023).
Ne vous arrive-t-il jamais de vous perdre dans vos pensées, oui, de réfléchir si profondément que tout à coup vous ne savez plus où vous en êtes, ni ce que vous aviez dans l'esprit ? Alors il vous faut faire effort pour vous souvenir, pour reconstruire autour de vous le monde tel qu'il vous apparaît et, dans ce monde, retrouver votre place, mais pendant l'espace d'un éclair, il y a eu... le néant.
Noël approchait discrètement. À Savannah, cette fête était observée avec une piété soutenue dans le Prayer Book par des invocations d'une beauté littéraire sans égale... Il n'y avait pas encore, comme cela commençait à se voir dans le Nord sous l'influence de la mère patrie, de sapins illuminés de petites bougies, ni surtout de longs et joyeux festins où triomphait la dinde et le plum-pudding, suivis de folles équipées en traîneaux dans des campagnes toutes blanches. À Savannah, le décor gardait la féérie à peine modifiée de ses feuillages et de ses fleurs. Les cloches tintaient, les carols célébraient les anges... manquait la neige, manquait la magie du froid.
[...] Oncle Charlie découpa lui-même la dinde, volaille surestimée qui n'a de goût que par tout ce qu'on y fourre, mais tous se persuadèrent qu'elle était succulente. Un grand vin de France acheva d'obscurcir leur jugement.
(Chapitre XLIII, p. 209 - 211)