Je veux de la lumière qui vibre, des rires qui brisent l'air, des larmes qui roulent sur les joues! Je veux découvrir de nouveaux livres, marcher de travers sur les pavés, apprendre à ne plus chanter faux, me coucher tard, m'étourdir à la vue d'un regard ou d'un paysage, dîner dans tous les restaurants du monde, être désespéré par des chagrins d'amour, tenir toujours en moi ces sentiments incandescents.
J’ai entendu l’un de mes camarades maugréer :
- De toute façon, je sais que le mien ne sera pas terrible. Mon père plie le papier par la pensée et ma mère imite des chants d’oiseaux… Que des pouvoirs archinuls !
J’ai soupiré intérieurement. C’était toujours mieux que de ne rien avoir du tout. Son voisin, Rajeev, s’est vanté :
- Nous, au contraire, à la maison, on a des capacités vraiment cool, comme l’inflammabilité, la vitesse hors norme…
Il a assorti la révélation de sa formidable hérédité d’un coup d’œil circulaire, afin de s’assurer que chacun en avait bien pris la mesure. Puis m’avisant, il a fait remarquer :
- Et toi, Norman, on ne t’entend pas. Raconte-nous donc qui fait quoi chez toi !
Le jour du test est arrivé, et ça faisait déjà un moment que je le savais : je n’avais pas de super-pouvoir.
Lénard, mon père, d’ordinaire si pressé le matin, m’avait préparé un petit déjeuner gargantuesque : jus d’orange maison, pain grillé assorti d’un large choix de confitures, fruits, céréales, muffins, croissants. Pris en otage par cet excès d’attentions, je n’ai pas osé avouer qu’aujourd’hui, justement, j’aurais trouvé à la meilleure tartine du monde autant de saveur qu’une tranche de pneu.
– Eh bien, papa, il y a de quoi nourrir toute ma classe…
Mon père a souri modestement, prenant cette observation pour un compliment admiratif, et a lancé un coup d’œil complice vers ma mère. Elle terminait un café en hâte devant l’évier, et a répondu d’un regard assez éloquent. J’étais suffisamment anxieux, inutile d’en rajouter !
Le bonheur en amour, c'est un oxymore. Il faut savoir donner et recevoir, apprendre à s'envoler tout en s'enracinant dans les profondeurs du sentiment, devenir léger tout en restant sérieux, complexe, et simple pourtant. Un véritable numéro d'équilibriste! Trop subtil pour moi aussi.
Les heures ont défilé sans que je m'en rende compte, au rythme des pages tournées et de mes allées et venues pour dénicher d'autres ouvrages. Plus je lis, plus j'ai soif de mots. Plus je lis, plus je me sens grandir. Plus je lis, moins je distingue les phrases qui glissent sous mes yeux. Ce sont des couleurs, des émotions, des actions qui surgissent devant moi et qui me font oublier qui je suis tout en me le faisant découvrir. Je sais, en le disant, que cela n'a pas vraiment de sens. Et pourtant...
Ce que je comprends du bonheur, c'est qu'il s'agit d'un état de plénitude, de bien-être, d'accomplissement, que la plupart des gens cherchent à obtenir. Mais soit cet objectif se dérobe toujours, comme une balle qui s'éloigne quand on l'effleure, soit, une fois qu'ils l'ont atteint, ils sont rapidement déçus et redéfinissent alors ce qui est censé les rendre heureux. Bref, le bonheur se conjugue soit au passé, soit au futur. Mais rarement au présent.
- À mon sens, lorsqu'on fait face à une situation
complexe, il faut faire la différence entre ce qui est à notre portée et ce qui ne dépend pas de nous. Parfois, il arrive des choses qu'on préférerait éviter, il y a toujours des imprévus. Dans ces cas-là, on a deux options: se rejouer le scénario idéal qu'on attendait ou avancer avec les cartes qu'on a en main. Et tu me parais pleine de ressources, Philo.
Je retenais ma respiration comme si le temps s'était figé.
-Eh bien jeune garçon, ton pouvoir s'est révélé, à-t-il enfin annoncé en complétant une fiche d'une écriture vive.
[...]
-Ah bon? Et qu'est-ce que c'est?
-Tu as une mémoire eidétique;
-Pardon?
-Cela veut dire que tu as une très bonne mémoire et que tu peux retenir pendant très longtemps tous les sons, images ou phrases que tu perçois...
Tu es en train de conquérir quelque chose que tu n'avais jamais soupçonné jusqu'à présent et qui va finir par changer l'opinion de tout le monde à votre sujet.
- Quoi donc ?
- La liberté. Tu n'obéis plus aux ordres à présent, mais à ton propre jugement.
- Si j'ai bien compris, monsieur, on les appelle des "Altérés" parce qu'ils ont subi une modification génétique et hormonale, dans le but de ne plus ressentir les émotions comme nous. C'est bien ça ?
- Tout à fait, Dimitri.
- Donc, peut-on vraiment les considérer comme des êtres humains ? En biologie, on a appris que même les animaux étaient capables d'empathie.