Dès l’ouverture du roman, c’est par la mort que l’on commence. Celle de Park Sunwoo, fils d’un président d’une grosse entreprise, promis à un brillant avenir puisque successeur désigné de son père. Meurtre ou suicide ? Voilà l’interrogation de la presse, même si l’on ne voit pas pourquoi un jeune homme à la réussite aussi éclatante aurait mis fin à ses jours.
La réussite sociale, voilà bien le nœud du problème de la vie de notre narrateur, surnommé Antéchrist par ses amis. Fils d’un obscur fonctionnaire, petit-fils d’un « héros » de la Guerre de Corée, on attend de lui de s’élever socialement. Et c’est dès le plus jeune âge que la sélection s’opère : les bancs de l’école sont la première étape d’un long parcours du combattant. Bien travailler à l’école, une injonction que nous avons tous eu de la part de nos parents désireux de notre réussite. Mais rien de comparable avec le système scolaire ultra-élitiste de Corée : car c’est dès le lycée que votre avenir est tracé, seuls les meilleurs pourront prétendre aux universités les plus cotées du pays, dont la prestigieuse université de Séoul est le Saint Graal. S’y inscrire, c’est se promettre un avenir professionnel plein de succès.
Cependant, Antéchrist est un rebelle, du moins dans ses jeunes années : sciemment, il s’est sabordé dès le lycée, peu désireux d’intégrer un système aussi anxiogène mais acceptant tout de même les critères de réussite posés par la société : un diplôme universitaire, un travail bien payé et pourquoi pas intégrer la grande entreprise du pays : Samsung. Heureusement pour lui, il bénéficie d’un avantage : celui d’être le descendant d’un soldat de la Guerre de Corée. Il atterrira dans une université de seconde zone, malgré des notes médiocres où il rencontrera Hwiyeong, Byeonggwon et la belle et intrigante Seyeon.
Seyeon, figure de proue de ce roman, que le narrateur se propose de refaire vivre à travers sa longue confession. Seyeon, qui s’est un beau jour suicidée dans l’étang nauséabond du campus, sans aucune explication, elle qui était pourtant promis à un avenir brillant. Détentrice d’une bourse, elle avait apparemment droit à un traitement de faveur dû à ses résultats exceptionnels. Elle venait même d’être recrutée chez Samsung par recommandation avant même l’obtention de son diplôme. Pour elle, la réussite lui ouvrait les bras, elle n’aurait pas à connaître les harassantes préparations aux concours de fonctionnaire dans des écoles privées hors de prix, ni les entretiens d’embauche en groupe ou individuel, redoutables pour la confiance en soi.
Mais Seyeon était une beauté empoisonnée : sa réussite était la source même de son malheur. Car elle est frappée, tout comme notre narrateur, par l’inanité des critères matérialistes de la réussite, par l’ineptie de la pression sociale qui pèse sur les épaules de la jeunesse coréenne. Car que doivent-ils espérer d’une telle société et des valeurs qu’elle prône ? Quel sens donner à sa vie quand on la consacre uniquement à sa réussite professionnelle qui se mesure essentiellement à son salaire ? Surtout quand les générations passées ont pu s’exalter sur de vrais combats : la fin de la colonisation japonaise et l’indépendance de la Corée du Sud, la transition démocratique dans les années 80. Quels rêves restent-ils pour une nouvelle génération qui se retrouve démunie du moindre combat idéologique ou politique ? Une génération qui plus est décrite par ses aînés par des concepts creux, un peu méprisants, des mots-valises vide de sens, qui ne parviennent pas à saisir la réalité de ce qu’elle est, de ses attentes, de ses espoirs et de ses rêves.
Alors Seyeon distille autour d’elle une idée, en guise de testament : pour exprimer le refus d’intégrer une société conformiste et de se plier à ses attentes, pour la torpiller de l’intérieur et faire s’effondrer le système par lui-même, chacun devra se suicider au moment même où il réussira à atteindre l’objectif qu’il s’était fixé. Et pour crier au monde leur rejet de la société, chacun pourra publier son testament sur un site Internet, whydoyoulive, et gagner de nouveaux adeptes par la mise en scène de leur geste radical. Autour du narrateur, les suicides de ses anciens camarades se multiplient. Lui, dont la jeunesse cynique l’avait poussé à rejeter toute idée de réussite, refusant sciemment de gravir l’échelle sociale en choisissant de passer le concours pour être fonctionnaire de septième classe (dans l’idée que finir à 17h lui permettra de se consacrer à la musique), s’élève contre l’idée de Seyeon. Et pourtant, la réalité qui a fini par le rattraper n’est pas tendre avec lui : deux années à trimer comme une bête du matin jusqu’au soir pour réussir un concours qu’il échoue à deux reprises, la résignation à rentrer chez ses parents après l’échec, la honte de n’être pas diplômé, un travail ingrat, mal considéré, qui ne lui laisse le temps de rien, et mal payé.
Génération B offre une vision réaliste de la société coréenne, et plus spécialement de sa jeunesse, soumise à une pression sociale jusqu’à l’inepte, avec l’obligation d’une réussite funeste qui se joue dès l’enfance. Pas de mythe du self-made-man en Corée, la réussite passe par les résultats scolaires, et ce, dès la primaire, qui détermineront le droit d’accès aux universités et par la suite au marché du travail. Les cours du soir, les écoles de préparation aux concours, les mini-chambres étudiantes, tout est étudié pour forcer l’individu à la réussite en le coupant de l’extérieur. Une vie en vase clos où si rien n’est expressément interdit, tout reste déconseillé : les sorties, les amours, les petits boulots, comme une injonction terrible à placer une parenthèse sur les plaisirs de la jeunesse pour se consacrer qu’à une seule et unique tâche : être utile demain à la société. Et gare à celui qui échoue, condamné par la société, par le regard qu’elle porte sur l’échec, et par la culpabilité qu’elle induit chez celui qui échoue. Mais obtenir un emploi n’est pas la fin de la pression sociale : dans une société où la collectivité prime sur l’individualité, l’individu est nié, parfois broyé, condamné à bien faire pour ne pas être un poids pour la société.
Génération B est un roman social brutal, parfois psychologiquement violent, qui décrit une jeunesse en perte de repères, qui recherche un sens à donner à sa vie en dehors du cadre conformiste de la société et des valeurs qu’elle impose. Une recherche d’évasion difficile quand ses valeurs sont une chape de plomb qui pèse lourd sur les épaules.
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