Avec Rachida El Azzouzi, journaliste à Mediapart, Karim Kattan, écrivain, Sabrina Kassa, journaliste à Mediapart, Sarah Sameur, avocate et Zouhair Lahna, médecin gynécologue de retour de Gaza
Une discussion enregistrée dans le cadre du festival de Mediapart le samedi 16 mars au CENTQUATRE-PARIS.
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La lune bédouine. C’était une expression de Joséphine, aussi. Elle en parlait parfois quand j’étais chez elle, elle regardait le ciel et s’exclamait, « Quelle belle lune bédouine. » Alors, depuis mon enfance, toutes les lunes sont bédouines. Cela réveille en moi, confusément, des images de lunes-caravanes, indomptables, se ruant dans le désert vers des oasis d’étoiles. Une lune étrangère à elle-même, qui ressemble à ce lui en moi qui n’est pas moi. Nous voilà, moi et ce lui en moi, dans le jardin de la maison, qui surplombe celui de Joséphine et, à la lumière de la lune, ces deux jardins semblent n’avoir rien perdu de leur éclat.
« L’histoire de Palestine, quant à elle, était une histoire de famille.
Chacune des ombres m’en a murmuré un bout, comme une opale qu’elles ont entreposée entre mes mains.
Tant et si bien que je compris rapidement qu’elles m’avaient toutes pris simultanément pour un scribe et un psy: j’étais celui à qui elles pouvaient raconter les traumatismes qu’elles n’oseraient jamais s’avouer entre elles.
Leurs peurs et leurs inquiétudes , j’en étais le récipiendaire . Leurs blessures , elles me les ont transmises avec une telle verve que j’avais l’impression , presque toute ma vie , d’être une plaie béante sur pattes .
On ne m’a jamais appris la Palestine , je l’ai prise en consigne comme une malédiction. »
Avant, ils nous accusaient d’être fictifs. Ils se levaient dans leurs parlements et face aux étrangers et ils disaient, non, ce sont des êtres de fiction ! Ils n’existent pas ! Ils n’ont jamais existé ! Ils nous assassinent et ils sont dangereux et ils n’ont jamais existé ! Maintenant ils construisent un musée : ils nous ont posés derrière des vitres avec des robes brodées et un pressoir à olives. Ils ont réussi leur tour de magie : nous sommes vraiment devenus des êtres de fiction.
"Connais-tu, au moins, l'âme du pays, son bruissement ? Vois, dehors, la lumière parfaite et vois, au loin, l'horizon qui danse et rit, qui s'approche et s'éloigne comme un enfant qui joue au bord de l'eau. Mon pays est flamme, mon pays est océan, mon pays est un cantique qui parcourt les collines, un murmure qui disparaît, se perd dans le vacarme."
Je suis dans la salle de bain et je me rase avec précaution. Nawal est debout derrière moi. Elle est dévorée par la curiosité. C’est qui qu’est-ce qu’il veut pourquoi il est venu ? Il va t’emmener ? Ce n’est pas le moment, ce n’est pas le moment. Les colons vont arriver d’un jour à l’autre, et après eux l’armée et après eux la frontière et ce sera fini. Il vaut mieux que tu meures sur cette colline plutôt que de vivre une longue vie capitulée, ailleurs. Je claque ma langue dans ma bouche et je lui murmure, arrête, plus tard, laisse-moi tranquille.
« Je vis dans l’avenir , quand nos mondes seront réparés , quand le pays sera rendu à la pureté d’un matin qui palpite » .
Elle a raison : ce pays est comme un chagrin d'amour. On guette la guérison. On se dit que c'est trop bête, que ce n'est rien, ce n'est qu'un homme ou qu'un morceau de terre, des choses inutiles, comment des choses aussi inutiles peuvent-elles faire si mal ? On se le répète. Certains jours de printemps, on se réveille, il y a un peu de soleil sur les draps du lit, on s'étire et on se dit, c'est une bonne journée. La douceur de ce réveil nous fait croire que la guérison est survenue, au cours de la nuit, dans le cerveau désarmé. Désormais c'est la convalescence. Désormais, ce pays-là est fini pour nous. Mais il suffit, le soir même, d'un reflet dans le miroir, d'une personne croisée à qui l'on a envie de dire "Toi ! Toi qui étais bien avec moi, là-bas, il y a si longtemps, n'est-ce pas ?" et c'est fini.
On est chez Jihad. Il nous a réservé la table devant la baie vitrée. Il s’assied avec nous. Il n’avait jamais fait ça. Toute la vallée en dessous est comme un océan de nuit et les maisons éclairées c’est des étoiles. Tu vois, je dis à Joséphine, elle a fini par décoller la fusée. La Palestine est libre. Et tous rient.
A l'aéroport, alors que je somnolais à moitié sur le tapis roulant, une affiche longue de plusieurs mètres qui défilait à mes côtés a attiré mon attention : coming soon, à Haïfa, un musée de commémoration de la culture palestinienne. Un grand projet de mémoire, annonce l'affiche à l'esthétique sobre. J'ai compris à ce moment précis que c'était fini, qu'on ait été vendeur de slips ou de fusils. S'ils nous mémorialisent, c'est qu'ils ont gagné ; c'est que, par ce travail de mémoire prospectif, ils président déjà à notre anéantissement. (...) Avant, ils nous accusaient d'être fictifs. Ils se levaient dans leur parlement et face aux étrangers et ils disaient, non, ce sont des êtres de fiction ! Ils n'existent pas ! Ils n'ont jamais jamais existé ! Ils nous assassinent et ils sont dangereux et ils n'ont jamais existé ! Maintenant, ils construisent un musée : ils nous ont posé derrière des vitres avec des robes brodées et un pressoir à olives. Ils ont réussi leur tour de magie : nous sommes vraiment devenus des êtres de fiction.
L’histoire de Palestine, quant à elle, était une histoire de famille. Chacune des ombres m’en a murmuré un bout, comme une opale qu’elles ont entreposée entre mes mains. Tant et qi bien que je compris rapidement qu’elles m’avaient toutes pris simultanément pour un scribe et un psy : j’étais celui à qui elles pouvaient raconter les traumatismes qu’elles n’oseraient jamais s’avouer entre elles. Leurs peurs et leurs inquiétudes, j’en étais le récipiendaire. Leurs blessures, elles me les ont transmises avec une telle verve que j’avais l’impression, presque toute ma vie, d’être une plaie béante sur pattes. On ne m’a jamais appris la Palestine, je l’ai prise en consigne comme une malédiction.