Les éditions Anacharsis publient avec parcimonie, mais leurs ouvrages, qui portent sur des sujets historiques peu courants, suscitent généralement la curiosité. Traduit en français en 2013 et tout récemment réédité en poche, "Des ombres à l'aube" est ainsi consacré au massacre de Camp Grant, en Arizona : en 1871, un groupe d'habitants de Tucson (alors un gros village d'à peine un millier d'âmes) s'est attaqué par surprise à un campement apache, faisant une centaine de morts dont une majorité de femmes et d'enfants... Un massacre ordinaire, si l'on peut dire, causé par des gens ordinaires, dans le contexte fondamentalement violent de la conquête de l'Ouest et des guerres indiennes. Mettre en lumière un tel drame revient à se pencher sur l'histoire, les mentalités et le mode de vie des différents peuples ayant élu domicile dans les "borderlands" de l'actuel Sud-Ouest des États-Unis... Et c'est passionnant.
Le récit du massacre de 1871 n'occupe en fait que quelques pages dans "Des ombres à l'aube". Karl Jacoby en fait un événement-pivot autour duquel il articule son ouvrage : il y a "l'avant", qu'il fait remonter au 16ème siècle, et "l'après" jusqu'à nos jours. L'historien américain a eu l'excellente idée d'adopter successivement le point de vue des Indiens Papagos, des Hispaniques, des colons anglo-saxons, et enfin des Apaches. À la manière d'un roman choral, nous avons donc une histoire chorale des frictions et des alliances, des échanges fructueux et des incompréhensions, entre les différentes communautés. Ce procédé permet notamment de comprendre qu'il n'existe pas un camp de "gentils" et un autre de "méchants", avec des "coupables" d'un côté et des "victimes" de l'autre. Bien que l'on devine une certaine sympathie de Karl Jacoby envers la "cause indienne", l'honnêteté et l'impartialité de sa démarche démontent l'idée reçue de l'Amérindien pacifique injustement persécuté. Il est clair que la propension à la brutalité, à la cruauté, était partagée de manière équitable ; à l'agression de l'un répondait la vengeance de l'autre, dans un cycle infernal aboutissant au meurtre de femmes et d'enfants dans un canyon de l'Arizona. Sans chercher un seul instant à excuser les auteurs de telles atrocités, on peut néanmoins comprendre, en remontant à la source des faits, comment et pourquoi celles-ci ont pu se produire.
Le prix (14 euros) peut paraître élevé pour un ouvrage au format poche, mais ce surcoût est justifié par la présence de nombreuses photos d'époque, permettant de mieux appréhender les lieux où se sont déroulés les événements et, surtout, de mettre des visages sur les noms des différents protagonistes, qu'il s'agisse d'Américains, d'Hispaniques ou d'Amérindiens. À l'opposé de certains essais historiques laborieux, désincarnés et brassant des concepts abstraits, "Des ombres à l'aube" est une lecture passionnante, un récit bien plus vivant que ne le laisse supposer l'apparente austérité de son sujet, et d'une remarquable honnêteté intellectuelle... Bref, un ouvrage chaudement recommandé pour quiconque s'intéresse à l'histoire de l'Ouest américain.
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Arizona, 1871.
Petit coin de terre aride devenu nouvel État d'Amérique, après avoir été successivement habité par les Indiens, christianisé par les Espagnols, républicanisé par les Mexicains, revendu par le Mexique pour renflouer les caisses, et annexé par les confédérés avant d'être intégré à l'Union...
À Tucson, comme dans le reste de l'état, la population est encore majoritairement "non-américaine", et se partage entre vecinos ("voisins") (anciens mexicains bien décidés à ne pas être confondus avec les péons), descendants espagnols (bien décidés à ne pas être confondus avec les vecinos), agriculteurs indiens Tohono O'odham (un peu paumés depuis que leur territoire est traversé par une frontière, mais bien décidé à ne pas être confondus avec les "autres"), et Anglos (bien décidés à n'être confondus avec personne).
Bien entendu, quelques tensions se font sentir depuis que les Tohono O'odham ont le sentiment d'être envahis par les vecinos, qui ont eux-mêmes le sentiment d'avoir été revendus par les Mexicains et d'être spoliés par les Anglos, qui eux soupçonnent les Mexicains de ne pas respecter la frontière, alors même que les Mexicains soupçonnent les vecinos de voler du bétail mexicain pendant que certains Anglos détournent les cours d'eau qui alimentent les récoltes des Tohono O'odham, soupçonnés de franchir régulièrement la frontière pour rentrer chez eux le soir.
(Quelques siècles plus tard, un fou tentera de mettre un mur dans le désert, pour clarifier la situation)
Et au milieu de tout ça, il y a ceux que les Espagnols appelaient los barbaros, et que les Tohono O'odham ont toujours appelé les "Ennemis" : les Apaches...
Quand un historien retrace l'un des (nombreux) massacres de l'histoire américaine en s'attachant au point de vue de chaque communauté participante, coupable ou victime, et en restitue "les" histoires, en reprenant la chronologie, la mémoire et la conception du monde de chaque groupe, le résultat est un formidable document sur les mécanismes de la haine et de la violence, qui déjoue avec virtuosité le manichéisme comme les manigances de l'histoire officielle, et interroge sur la difficulté d'écrire "une" histoire, pour finalement réussir à exhumer la vraie menace : la monstrueuse inhumanité des gens ordinaires...
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