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Kim Fu et Annie Goulet présentent Cinq filles perdues à tout jamais
Elle aurait pu en faire plus, n'eût été la contrainte de sa réalité corporelle. Si seulement elle avait pu répartir son cerveau entre mille corps, une armée de golems sans âme s'élançant à la conquête d'une perfection collective. Si seulement elle avait pu embaucher quelqu'un pour manger et dormir à sa place. Elle était un torrent de pensées et d'idées emprisonné dans une machine faite d'os et de tendons enchevêtrés, fragile et imprévisible, et toujours, toujours si désespérément lente.
Mais elle n'avait développé aucune attirance sexuelle, ni pour les hommes ni pour les femmes. Les corps masculins étaient tous semblables à ses yeux - leur uniformité de poupée, chacun une masse indistincte avec sa pauvre petite excroissance, amas de chair accidentelle. Certains plus grands, plus gros, plus maigres, oui, et pourtant tous les mêmes, le même prototype sous la surface. Les femmes, en revanche, étaient trop variées : tout un monde extraterrestre. Difficile d'imaginer qu'elles appartenaient à la même espèce. Aux yeux de Dina, la plupart semblaient mal faites, affligées de défauts de fabrication, destinées à être écartées de la chaîne de montage. Ce à quoi elles devaient ressembler était évident et ce en quoi elles y échouaient aussi. Les corps masculins l'ennuyaient ; les corps féminins la mettaient mal à l'aise, comme un tableau accroché de travers, un cheveu dans le glaçage d'un gâteau.
De l'autre côté du ravin, au sommet du talus surplombant le ruisseau dans son lit sinueux, se tenait une silhouette, celle-là même que Siobhan se rappelait avoir aperçue sur la plage - sa corpulence majestueuse et son pelage dru, ses hanches et ses pattes charnues, reine démoniaque en robe noire et soyeuse, tesson de nuit envahissant le jour.
En septembre, l'animalerie devant laquelle elle passait chaque jour en revenant de l'école reçut une portée de golden retrievers. Ils sautillaient dans la vitrine comme des grains de maïs dans une machine à pop-corn.
Un des sujets imposés était: «Ce que je veux être quand je serai plus grand». Notre professeur avait écrit quelques suggestions au tableau: docteur, astronaute, policier, scientifique, entrepreneur et Maman. Seule l’option Maman méritait une lettre majuscule. Dans un silence studieux, je m’étais dessiné en Maman. J’avais pensé aux mamans dans les annonces des magazines et dans les livres d’images, toujours penchées, les seins pointant derrière leurs tabliers: elles servent des crêpes, emballent des cadeaux, caressent la tête des chiots, passent l’aspirateur sur des planchers scintillants de propreté.
Adulte, j’ai appris que les aventures telles que je les imaginais ne sont pas fréquentes. Les corps parfois se rencontrent, au hasard, dans l’innocence des atomes, puis reprennent leur trajet initial. Les gens s’embourbent dans des relations extraconjugales aussi chastes et banales que leur mariage. Les partenaires entretiennent leur aveuglement mutuel. Rien de ce que le mot «maîtresse»m’évoquait n’existe réellement. Mais à l’époque, je les ai tous détestés: mon père, ma mère, madame Becker, même le candide monsieur Becker que je ne connaissais pas, le fol amoureux sur la photographie.
C’est mon père. Un petit homme systématiquement grandi par l’imagination des gens qu’il côtoie, qui se trouvent sans cesse surpris de redécouvrir sa taille, au loin, grâce à un point de comparaison, ou de se rendre compte, le rejoignant, que son menton n’arrive pas à leurs épaules. Il porte une veste grise et une chemise blanche, les manches roulées aux coudes. Ses cheveux noirs sont lissés vers l’arrière avec du gel. Mère fait quelques pas vers lui. Ses traits sont d’une beauté magnétique, brute.
Le béton, c’est comme les gens, a-t-elle expliqué. Quand il fait chaud, tous les petits morceaux essaient de s’éloigner des autres petits morceaux. Tu sais à quel point ça fait chier de partager son lit, l’été? Et quand il fait froid, a-t-elle continué en serrant Bonnie jusqu’à ce qu’elle rigole, les petits morceaux s’agglutinent les uns aux autres. Comme vous deux, l’hiver, quand vous montez tout le temps dans mon lit pour coller vos pieds gelés sur mon dos.
Ses cheveux blonds étaient toujours nettement séparés au milieu, retenus par des barrettes qui ne bougeaient pas de la journée. Les yeux bleus et luisants d’une poupée. Elle avait l’air de l’enfant de la Maman que j’aurais voulu être, la fillette qui aurait reçu l’assiette de crêpes, celle avec des chaussettes blanches et des souliers à sangle en cuir verni qui ne laisseraient jamais de traces boueuses derrière elle.
La beauté d’August, malheureusement, n’était pas du tout à la hauteur de nos attentes: des cheveux blonds secs et les dents d’en haut bien avancées, comme un âne. Les épaules larges, des traits nordiques. Ça semblait avoir suffi pour détourner ma sœur de la médecine. Puis de l’Amérique. Elle l’a suivi en Allemagne avant d’avoir obtenu un diplôme.