Kimberly Cooper

Maintenant, j’ai admis que Ruben n’est plus mon homme. Je l’aimais et il est tombé amoureux d’une autre femme, l’équation est si facile à résoudre que je ne la conteste plus. Je ne veux pas le récupérer, ni lui ni l’argent qu’il m’a volé. Qu’il soit heureux avec ma petite sœur, j’ai fini par accepter leur trahison et je ne leur en veux même plus. Je suis toujours aussi choquée et déçue, mais je suis passée au-dessus de la trivialité de cette situation glauque depuis déjà plusieurs mois.

Mes yeux étaient verts et les siens étaient bleus, mais nos iris partageaient la même nuance très pâle. Pour être plus précise, il avait des yeux d’un magnifique bleu très délavé alors que les miens étaient vert pastel. Cependant, il y avait une différence colossale dans l’effet que cette beauté produisait sur les autres. Faelan ne portait pas de lunettes aux carreaux très épais alors que moi, j’étais déjà myope comme une taupe. Personne ne pouvait échapper aux rayons laser de son regard tandis que le mien passait totalement inaperçu puisqu’on le distinguait à peine derrière mes loupes.

Ma mère, paix à son âme, a passé sa vie à faire souffrir Papa. Elle lui a tout fait, de l’infidélité en passant par le vol dans la caisse de l’auberge, elle ne lui a rien épargné. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour Papa, surtout depuis que nous sommes seuls au monde tous les deux. Je ne comprends cependant toujours pas comment il a pu s’enticher d’une telle harpie. Je crois que mes meilleurs souvenirs de Maman, ce sont les moments où elle braillait un peu moins fort.

Je m’en fiche qu’il ne soit pas mon homme, j’ai déjà accepté de ne jamais devenir son épouse. Il est mon seul équilibre et ma pleine lune dans le noir de mes nuits. Il y a des filles qui rêvent d’un prince charmant, moi je ne rêve que l’apercevoir de temps en temps à la sauvette et je ne demande rien de plus. Pas même qu’il me touche alors que parfois, j’en ai le vertige rien que d’y songer. Mon exigence n’est pas démesurée, quand même, on peut bien m’accorder cela.

Kate était si belle, si brillante. Certes, elle n’était pas la meilleure élève parmi nous, pas la plus jolie non plus, ni même la plus intelligente, mais elle était assurément la plus vivante. Nous l’adorions, elle était notre boute-en-train, notre passionaria et notre amie, tout simplement.

Je n’ai pas oublié qu’il m’a fallu me battre pour élever ma condition sociale, même si finalement je n’ai pas eu besoin de mes diplômes pour accéder à une vie que je sais très facile, et même scandaleusement trop facile. J’ai beaucoup de lucidité quand j’analyse mon mari avec plus de froideur. Je crois même pouvoir dire que ses défauts, je les connais par cœur. C’est un incroyable bosseur et d’ailleurs sa réussite professionnelle est exceptionnelle. Sous son égide, l’entreprise familiale Underwood a changé de catégorie. Il se bat pour cela et ce n’est pas l’argent qui le motive, mais au contraire un sens profond de ses devoirs d’unique héritier. Aussi, je lui pardonne très facilement que son sacerdoce me prive de lui et je ne lui en tiens aucune rigueur.

Je suis surtout une femme blessée par un homme qu’elle aimait plus que tout. J’ai été privée de mon enfant parce que j’ai complètement perdu les pédales à un moment donné. J’ai également été trahie par ma propre sœur que j’avais mis des années à sincèrement aimer.

Nos regards se croisent souvent et peu à peu, je me sens vaguement sa complice. Un peu comme si tous deux, nous faisions contre mauvaise fortune bon cœur en prenant notre mal en patience pour bavarder avec des gens dont nous nous fichons autant que de la chemise de notre cher et vieillissant Prince Charles. Je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me souffle que Chris est comme moi. Les affaires royales de nos monarques doivent l’indifférer et s’il respecte les Windsor, il n’achète aucun magazine pour tout connaître de leurs moindres faits et gestes. Ce qui est un peu un sport national dans notre île que nous avons tendance à prendre pour le centre du monde.

Selon les critères en vigueur dans l’aristocratie ici, Kyle incarne la quintessence de la beauté par son allure toujours très select. Pour tous ces gens, j’imagine très bien que Thomas n’est qu’une sorte de canaille. Son sourire n’est jamais figé, il varie en fonction de l’intensité de son ressenti. Ses poignets de main sont fermes, mais il ne vous regarde pas forcément droit dans les yeux en se tenant bien raide devant vous. Il vous salue plutôt avec un relâchement qui intègre son humeur du moment. S’il est gai, il sourit très largement. S’il est préoccupé, seule sa bouche affiche les plis de sa politesse et ses yeux trahissent son inquiétude.

Tous ces gens, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, semblent habitués à la mauvaise humeur chronique de leur médecin traitant. À leur place, je n’apprécierais que très modérément d’être si mal reçue, mais je remarque leurs regards convergeant vers lui lorsque je leur révèle mes conclusions. Ils guettent sa réaction, comme s’il avait la science infuse, comme s’ils avaient besoin que Clarke valide mon diagnostic. Ou en tout cas, comme s’ils lui accordaient une confiance aveugle. La puissance de ce lien entre ce médecin et ses malades devrait me paralyser, mais il n’en est rien. Je suis trop absorbée pour passer mon temps à admirer mon patron.