[...] ... Etait-ce bon pour René, que d'accepter avec tant de zèle et de ferveur l'influence de Breton, de s'y soumettre si totalement ? Si on l'aimait - et je l'aimais - on ne pouvait que s'en inquiéter pour lui. Le Surréalisme, en tant que doctrine esthétique et psychologique, et les surréalistes, en tant que confrérie de conjurés belliqueux, avaient assurément bien des choses à offrir : de l'esprit, une inspiration, les attraits d'un art encore nouveau, un jargon lyrique et pseudo-scientifique qui n'avait jusque-là jamais existé sous cette forme, avec des accents aussi provocants. Le Marquis de Sade et l'Apocalypse, Marx et Rimbaud, Lénine et Freud, la paranoïa et le champ de foire, - qui jette dans la même marmite des ingrédients aussi incompatibles et les mélange pour en faire un cocktail aura bien certainement une mixture assez piquante à vous servir. L'effet du breuvage sera peut-être stimulant. Mais pourra-t-il apaiser la soif d'un garçon à la jeunesse inquiète, profondément troublée, et qui s'efforce, avec ferveur, d'accomplir sa tâche ? Mon ami René Crevel, à la recherche d'un chemin, s'en remettait, pour le guider, à un esprit de farfadet, paradoxal, insolent et despotique. Ce jeune être aux dons merveilleux, perdu dans notre époque stupidement vulgaire, étrangère et hostile à la jeunesse et à l'esprit, se sentait si isolé, si désemparé et si tourmenté, qu'il lui fallait se raccrocher à n'importe quel programme, à n'importe quel dogme. Mais n'était-ce pas un programme confus et nihiliste, une farce d'étudiants qui s'était figée en dogme ? Les iconoclastes surréalistes, sous l'amusant petit drapeau desquels il s'enrôla, avaient-ils une idée claire de leur direction et de leur but ? Ils se divertissaient à ridiculiser, comme des gamins, les normes de l'éthique et de l'esthétique des époques révolues. Au diable la morale chrétienne, celle du Siècle des Lumières, celle de la Révolution française ! Foin du culte ennuyeux de la beauté, célébré par l'Antiquité et la Renaissance ! A la poubelle, la Vénus de Milo ! A sa place, nous adorons à présent une nouvelle déesse, une Vénus à queue de poisson, avec des yeux remplis de poux, et un piano en guise de poitrine. Et c'est ainsi que l'on a jeté par-dessus bord, dans une grande envolée révolutionnaire, tous les clichés du passé pour tomber finalement dans un nouveau cliché qui ne se distingue des premiers que par sa laideur ...
Pauvre René ! Espérait-il donc être guidé, réconforté, par des anarchistes qui se laissaient si facilement duper par une orthodoxie nouvelle, par des briseurs d'images qui recommençaient déjà à tomber à genoux devant de nouvelles idoles ? Mais peut-être était-ce, justement, ce culte de la névrose, cette glorification provocante de l'extravagance, qui attirait mon ami. En se réclamant d'une philosophie du non-sens et de la déraison, il pensait sans doute combattre la véritable folie, la folie qui nous entoure, et celle aussi dont il se croyait menacé lui-même dans son esprit et dans sa raison. [Crevel, qui a servi de modèle pour le Marcel Poiret du "Volcan", avait eu un père syphilitique.]
Car il avait peur. Peur des potentialités destructrices, catastrophiques, d'une société désorientée et privée de dieux ; peur de son propre Moi, de l'identité fragile qu'il avait héritée de parents détestés. L'ombre de son papa, ce bourgeois qui s'était pendu, de façon si déplacée, dans la pièce de réception, poursuivait et torturait, comme un avertissement, le fils rebelle. Son épouvante devant l'infamie et la corruption générales était-elle un signe d'hypersensibilité pathologique, un symptôme qui laissait prévoir la déchéance intellectuelle à laquelle il était inévitablement promis ? L'absurdité de l'agitation humaine, de l'avidité humaine, l'emplissait d'horreur ; fallait-il en conclure qu'il n'avait pas, lui-même, tout son bon-sens ? Etait-ce lui qui était fou, ou étaient-ce les autres hommes, ses contemporains, était-ce notre monde, notre époque ? ... [...]