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L'exil est la patrie de la pensée de Kostas Axelos
L’épochè phénoménologique – extrait. « les compromis nous tiennent, nous n’en sommes pas maîtres » peut-on lire du fragment 58 de Ce qui advient. La critique, ajoute Axelos, n’aboutit pas à grand-chose, si ce n’est à conforter les choses, offrir un alibi sans creuser à la racine. […] Ce qui est apparemment aveu d’impuissance n’a donc rien d’un renoncement. Rien de sceptique, rien de nihiliste dans ce geste. Car il ne s’agit ni de douter, ni de nier, pas davantage de s’abstenir comme le fait le nihiliste, qui précisément ne « joue pas », n’entre pas dans le jeu, et contribuerait au contraire à nier, anéantir sans le savoir ce qui est à penser : ce rien d’objectif, de palpable, d’instrumentalisable qu’est notre ouverture première, cette « coappartenance du rien et du monde ». Les mots pour le dire ici se font écho : le vide, l’abîme, le gouffre, le sans-fond, le non-être, le néant, le rien. « Indescriptible, irreprésentable, mais non totalement impensable », Cela ne cesse de « se manifester et de demeurer, en même temps, dans une réserve inapparente d’où émerger ». […] Ce que les Anciens désignaient sous le nom de léthé, le retrait, la latence : ce qui se dissimule, demeure voilé et que la pensée philosophique se donne dès ses premiers commencements pour tâche de dé-voiler (a-letheia). Or, même pensé par les philosophes (comme nature, dieu, esprit, histoire), le voile ne peut être levé. Parce qu’il a trait au vide, au néant, relève du retrait et de l’absence, ce « centre énigmatique » dont parle le penseur ne peut être circonscrit, pas plus qu’il n’est possible d’en rendre compte, d’en faire le tour. La pensée qui s’en approche doit bien plutôt renoncer à toute saisie, accepter de demeurer suspensive : épochè. Aveu d’impuissance, certes, mais non renoncement. Car l’homme est bien « celui à qui il incombe d’affronter le vide, puisque centralement affecté par lui ». Et faire l’expérience de ce vide, comme Axelos nous y appelle, c’est d’abord faire l’impuissance de notre pensée, l’impossibilité de nous en emparer, reconnaître que cela nous échappe tant que nous demeurons dans une perspective de maîtrise, d’omnipotence visant à tout régir. * L’illusion de toute-puissance et les ressources cachées de notre époque – extrait. Reconnaître « la catastrophe » de notre époque , le « spectre de sa faillite », ce n’est aucunement s’en accommoder ou la « subir passivement ». Ce n’est pas davantage se refuser d’agir, se réfugier dans la « tranquillisation », dans une sérénité à toute épreuve comme y appelait l'épochè stoïcienne. Car le conflit (la krisis) et les échecs font parties de ce monde, de son « jeu », ou de sa « ruse » dira encore Axelos. Et c’est précisément ce qu’il nous reviendrait de penser, cela même qui se donne à nous tout en se retirant, fût-ce dans le retrait le plus radical, tel qu’il se donne à revers du trop-plein et de la saturation ambiante. Si cette épochè, à laquelle appelle ici le penseur, est possible, c’est précisément que notre époque s’y prête, selon le sens étymologique même du terme que reprend Axelos, renvoyant à un « temps en suspens », un arrêt ». C’est la mise en suspens du monde, l’éclipse même du phénomène du Monde, sa latence pour nos yeux saturés qui se sont déshabitués de voir. [...] Face aux phénomènes changeants sur lesquels tu n’a prise, disait Pyrrhon, abstiens-toi de juger. Abstiens-toi non seulement de juger, mais suspens toute croyance antérieure que tu pensais avoir sur ce qui t’entoure, ajoutait Descartes. Husserl, plus radical encore : radicalise geste et suspens toute possibilité même de douter ou de croire. Avec Axelos, il semble que l’on sorte tout d’un coup de la circularité dans laquelle l’argument sceptique demeurait pris : avant même de te demander s’il te faut juger ou non, croire ou non, commence déjà par « faire le vide », par accueillir cet impensé qui sous-tend toute chose. L’épochè à laquelle le philosophe nous appelle ne porte ni donc sur nos seuls jugements (jugés éphémères, donc non fiables), ni sur la capacité que nous avons à voir le monde tel qu’il serait véritablement. La difficulté n’est pas, non pas ce que nous pensons, mais comment nous le pensons. « Nous n’allons pas plus loin. Nous allons ailleurs », peut-on ainsi lire dans Ce qui advient. Il s’agit bien du geste par lequel nous sommes susceptibles de suspendre le regard, d’échapper à la fuite à tout va dans l’agir. En ce sens, l’épochè ne se donne pas comme une limitation, mais bien comme une dé-limitation, qui nous permet d’illimiter, de lever les limites, ce qui entrave notre rapport au monde et aux possibles. Et si le questionnement demeure ouvert chez Axelos, c’est que l’avenir le reste aussi. La pensée comme épochè en temps de détresse, par Servanne Jollivet – pp 99-103. + Lire la suite |