Kristell Chassang

Pas besoin de mots entre nous, tu as un sixième sens qui compense – ô combien ! – une part de tes déficiences. Avec cet exploit nocturne, tu viens de me montrer ce dont tu es capable. C’est toi qui as raison, je n’aurais jamais dû accorder la moindre importance à ces paroles. Pour qui se prend-elle, cette femme qui s’est autorisée à prédire ton avenir ? Personne ne sait jusqu’où tu peux progresser. Avec une volonté de fer, tu continues ton combat alors que moi, j’ai honteusement capitulé.

C’est un coup violent, et pourtant nous sommes heureux car nous comprenons à quel point tu es un miraculé. La tâche sera rude, il va falloir se battre, t’aider à grandir malgré tous les obstacles. Sois certain que tu me trouveras toujours à tes côtés sur le chemin hasardeux qui s’engage, pour t’encourager lorsque tu baisseras les bras. Et je me fais la promesse de tout mettre en œuvre pour obtenir réparation de ce qui t’a été volé le jour de ta naissance. J’ignore encore que les batailles qui vont se succéder seront nombreuses et éprouvantes et que, contrairement à ce que dit le dicton, une bataille perdue pourrait nous coûter cette guerre. Car c’est bien une guerre qu’il va falloir mener pour te faire une place dans ce monde impitoyable qui n’accorde aucun droit à la différence.

J’ai alors la mauvaise idée de consulter Internet pour me renseigner sur le handicap. Mal m’en prend, ce que je lis me tient éveillée jusqu’au petit matin… Je ne connais personne, de près ou de loin, qui soit porteur d’un handicap et je me retrouve complètement démunie, je ne sais pas à quel type de handicap nous devons nous attendre. Tout au long des douze années suivantes, lorsque je me sentirai désemparée face aux difficultés, il me suffira de repenser à ces débuts pour me donner du courage.

Le manque d’affection maternelle dont j’ai souffert pendant mon enfance se ravive douloureusement et ma solitude m’apparaît dans toute son ampleur. Au fond de moi, j’avais toujours espéré un retournement mais je comprends à présent que c’était vain. Cet amour restera à sens unique toute ma vie. Toutefois, si j’ai supporté plus de vingt ans son indifférence et sa méchanceté, il est hors de question que tu en subisses à ton tour les conséquences.

La loi pour l'égalité des chances votée en 2005 n'était-elle qu'un leurre visant à rassurer l'opinion publique sur la prise en charge des enfants et adolescents handicapés à l'école ? Le principe d'inclusion qu'on promeut est une idée formidable mais souffre du manque de formation des enseignants qui ne proposent à l'élève aucun travail cohérent et adapté.

Plus les mois passent, moins je ressens le besoin de voir du monde. Je suis lasse de faire semblant, les autres m’exaspèrent. Entre ceux qui ne prennent pas de nouvelles, qui n’ont pas de temps à perdre et ceux qui manifestent une piété étouffante et mortifère, je décide de renoncer à ces relations superficielles et j’en retire un immense réconfort.

Les rares prières que j'ai faites depuis ta naissance peuvent se résumer à une seule phrase: me laisser vivre jusqu'à tes 25 ans. J'ai la certitude que quand tu auras atteint cet âge-là, je serai parvenue à faire de toi un homme autonome et que je pourrai partir l'esprit libre, te sachant capable de voler de tes propres ailes.

Mon rêve n'a pourtant rien d'extravagant : je souhaite simplement que mon enfant handicapé de 16 mois ait la même vie que les autres. Jamais je n'accepterai qu'on te relègue au rebut de la société. Ce jour-là, mon amour, je te promets de trouver la force d'enfoncer toutes les portes qui se fermeront devant toi.

La loi a beau jeu d'autoriser la scolarisation des enfants handicapés : des les faits, la réussite de cette intégration dépend beaucoup de la bonne volonté des enseignants et chaque année les cartes sont rebattues.

Le handicap a pris place dans ma vie il y a cinq ans et ce n'est pas exagérer que de dire qu'il l'a complètement envahie. Du matin au soir, je pense handicap, au point que certains jours je ne le supporte plus.