Je me précipitai à l'édifice en bois. Délabrées, les lames avaient des jointures rongées et peu rassurantes. La structure entière était soutenue par un vieux parapet dont la solidité restait à démontrer.
Je déglutis.
Plus loin, couchée sur le ventre, Suzanne était écroulée en plein milieu du pont et une corde entourait son cou.
Elle nous avait appris que, lors d’un accouplement de mantes, si la femelle en éprouvait le besoin, elle déchirait la tête du mâle et s’adonnait brutalement au cannibalisme pour se nourrir. L’utilisant ainsi comme ressource, elle échangeait en quelque sorte sa vie contre la sienne.
Nous étions au total quatorze. Quatorze sur les dix-sept de la classe, c’était énorme. Mais la sortie avait été organisée par Sophie. Vu sa popularité, il n’y avait pas de quoi s’étonner.
Une douce brise me chatouilla les joues. Je portai mon regard vers les nuages, mouvant lentement mon bras pour capturer l’air. Il n’avait pas plu de ce côté de la ville et le temps d’automne était agréable.
[…]
Je suivis des yeux la piste de terre qui s’enfonçait à perte de vue entre les arbres. À l’horizon, la forêt semblait engloutie dans une pénombre angoissante.
Notre agresseur s’approchait de plus en plus et j’avais des visions. Je revoyais le cou déchiré de Mathias, se vidant de son sang qui, s’étalant dans l’herbe, l’engloutissait petit à petit jusqu’à atteindre les semelles de mes bottes.Le coupable était là. À peine plus loin. Mais il ne semblait pas nous voir. Il arrêta sa marche, regarda de gauche à droite, puis continua son chemin en s’enfonçant dans l’obscurité. À la seconde où sa silhouette disparut, on se précipita tous les trois dans le sens opposé.
J’avais peur. Trop peur. En partant le matin, je m’étais prise pour une espionne de série télé, mais en réalité, j’étais la godiche à secourir à la fin de l’histoire.
Anne-Marie et moi étions différentes en apparence, mais au fond, nous avions toujours cherché la même chose. Elle venait de me montrer la partie la plus fragile d’elle-même, la partie la plus vraie. Peut-être était-ce la peur. Peut-être était-ce le manque de Corinne. Peut-être… qu’elle avait juste besoin de quelqu’un sur le moment. Peu m’importait en vérité. Elle s’était ouverte à moi. Chacune, peut-être, pourrait combler les peines de l’autre.
Une maman biche, la patte ensanglantée, glapissait en direction de ses petits. Les protégeant de son corps, on aurait dit qu’elle leur gémissait de s’enfuir. Ses cris aigus contrastaient tant avec le silence plein du salon que, saisie d’angoisse, j’arrêtai de chercher la télécommande et je me précipitai vers le poste pour l’éteindre à la main. Je détestais voir des animaux souffrir.
Ce que je voyais dans l’étang dépassait de loin les épouvantes auxquelles notre télévision m’avait habituée. Les yeux clos, le teint pâle et la gorge tranchée, le corps sans vie de Corinne flottait à la surface d’une étendue d’eau rougie par son sang. Je n’avais jamais vu un tel spectacle. Je n’avais jamais pris conscience de la quantité de sang que pouvait contenir un corps humain.
Je dois avouer, avec toute la honte qui en découle, que lire l’angoisse qui déformait leurs visages me rassura. Voir Annabelle ainsi, fragile comme moi, me remplissait d’une satisfaction malsaine. Alors qu’elle pénétrait dans la pièce en passant à mes côtés, j’imaginais au moins un point sur lequel on se rejoignait toutes les deux. Un point sur lequel nous étions… proches…
Ce que cela signifie, c’est qu’il faut sortir de la forêt à peu près du même sens par lequel on est entrés hier. Et il faut sortir vite, sans rencontrer cet homme, afin que la police vienne chercher Corinne et William à temps.Je ne comprenais pas comment Nasir faisait pour penser à tout cela. Moi, la seule idée de recroiser ce masque me donnait des sueurs froides.