Laura Lee Guhrke

- Que veux-tu dire ? demanda Beatrix en croisant les bras sur sa poitrine.
- Comment t'expliquer... Will et toi êtes un peu comme les petits pois et les carottes.
- Je dirais plutôt comme l'eau et l'huile, rectifia Beatrix.

- Est-ce que vous faites toujours des compliments aux femmes ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Parce qu’en général, ça marche, avoua-t-il d’un air penaud.

Le plus difficile, lorsqu’on se piquait d’arranger des mariages, ce n’était pas l’imprévisibilité de la nature humaine, ni les vicissitudes de l’amour, ni même l’intervention des proches. Pour lady Belinda Featherstone, connue des riches familles américaines comme la meilleure marieuse d’Angleterre, la véritable difficulté tenait aux aspirations romantiques des jeunes filles.

Elle supposa que son explication était aussi crédible que les histoires de fusées partant pour la lune que contait Jules Verne dans ses romans d'anticipation.

Ce que vous voulez dire, c'est que vous avez envie de coucher avec moi, et que vous ne voyez pas d'autre façon de le faire qu'en m'épousant.

– Je te veux, murmura-t-il. Je te veux autant qu’autrefois. Je viens de passer six années à me mentir à ce sujet, et je n’en ai plus envie. Alors puisque la vie m’offre une seconde chance avec toi, j’ai…
– Certainement pas ! protesta-t-elle.
– … j’ai bien l’intention de la saisir, continua-t-il comme s’il ne l’avait pas entendue. Je vais te reconquérir. Je te veux dans mes bras, dans mon lit, dans ma vie.
A ces mots, une vague brûlante inonda Beatrix. Ses lèvres la picotèrent. Sans réfléchir, elle les humecta nerveusement.
Will regarda sa bouche. L’espace d’un instant, elle crut qu’il allait l’embrasser de nouveau. Là, sur cette terrasse où tout le monde pouvait les voir.
Il n’en fit rien, et lorsqu’il se redressa, Beatrix n’aurait su dire si elle était soulagée ou déçue.
– Maintenant que tu connais mon plan diabolique, dit-il, acceptes-tu mon offre d’emploi, oui ou non ?

En dépit de la foule qui emplissait la grande salle de bal brillamment éclairée, il repéra immédiatement sa femme. Pour l'occasion, elle avait revêtu une robe de soirée en soie d'un rose profond mais, même si elle n'avait pas choisi de porter sa couleur favorite ce soir-là, il aurait localisé son épouse au premier coup d'œil. Il en avait toujours été ainsi depuis qu'ils se connaissaient, et les années passées à vivre loin l'un de l'autre et à dormir dans des lits séparés n'y avaient rien changé.

D'une façon ou d'une autre, il avait été son captif depuis le jours où, alors qu'il avait neuf ans et elle sept, elle lui avait souri en mordant dans une pomme.

La gratitude est quelque chose qu'on ne peut pas vous forcer à avaler. C'est un peu comme l'huile de foie de morue.

— Vous faites systématiquement un dessin de toutes vos trouvailles ? Pour un catalogue, m'avez-vous dit ?
— C'est bien cela... répondit Daphné, soulagée d'en revenir aux aspects techniques de son travail. Rassemblés en recueil, ils constitueront l'inventaire des collections du duc de Tremore.
Lady Hammond fit défiler sous ses yeux les dessins qu'elle tenait en main, avant de les remettre en place. Ce faisant, elle remarqua un carnet à esquisses posé sur la table et se mit à le feuilleter. Se rappelant ce qui s'y trouvait, Daphné amorça un geste pour l'en empêcher. Trop tard.
— Je ne pense pas que vous trouverez quelque intérêt à tout ceci... dit-elle, au bord de la panique. Ces ébauches personnelles ne sont pas destinées à l'inventaire et n'ont rien de remarquable.
— Miss Wade, vous êtes trop modeste ! Je les trouve pour ma part tout à fait adorables...
Faute de pouvoir soustraire le carnet à sa vue, Daphné dut se résoudre à regarder la vicomtesse observer l'un après l'autre les croquis qu'elle avait faits, au fil du temps, du chantier et des hommes au travail. Plus elle approchait des derniers dessins du carnet, plus son angoisse s'intensifiait. Enfin, alors qu'il lui semblait n'avoir plus d'autre choix que de se cacher sous le tapis, lady Hammond découvrit les dessins où elle s'était amusée à croquer Anthony en différentes postures. Devant le dernier, qui le représentait torse nu, elle marqua une pause exceptionnellement longue.
Les joues empourprées, Daphné laissa ses yeux s'égarer partout dans la pièce, sauf sur le visage de sa visiteuse. Enfin, celle-ci referma le carnet à esquisses en déclarant :
— Laissez-moi vous dire que vous avez beaucoup de talent, miss Wade. Le dernier est particulièrement réussi. Très finement observé... Mon frère est un bel homme, n'est-ce pas?
— Je le suppose... répondit Daphné, luttant pour retrouver un semblant de dignité. Ce qui m'intéresse, c'est de saisir sur le vif toutes les phases du chantier, ainsi que les personnes qui y sont impliquées, afin de laisser un témoignage à la postérité.
— Naturellement.
Daphné comprit qu'elle ne la croyait pas une seconde, mais la vicomtesse s'abstint de faire valoir que la postérité n'avait que faire d'un dessin de son frère à demi nu.