Quand on est parents, on a des enfants, on les élève, on les voit réussir; si on est architecte, on construit des maisons... Cela, c'est le bonheur, l’œuvre réussie, l’œuvre bénie. Et il faut y aller de tout son cœur !
C'est un choix mais les choix sont réduits.
(entretien avec Michel Tournier)
Jerôme SAVARY (1942-2013),
Acteur, Directeur de théâtre, metteur en scène :
Bonheurs d’artiste
Lancez Jérôme Savary sur le bonheur, il vous parlera du bonheur de jouer, de chanter, du bon vin et… des femmes, de leur charme, leur fragilité, leur caractère, il adore les femmes ! Le jazz, c’est sa grande passion – avec les femmes, évidemment- il connaît tout. Cet homme a planté un arbre à chaque fois qu’il a été amoureux. C’est dire qu’il vit aujourd’hui au milieu d’une forêt ! S’il est devenu artiste, c’est pour séduire les femmes ! Impulsif et enfantin, le grand bonheur se vit pour lui comme un grand amour, tout de suite. Tout ce qu’il a fait, c’est pour cela, pour séduire et vivre tout le bonheur amoureux qui vient avec. Il a choisi la vie d’artiste pour cet imaginaire amoureux. Il a raté un grand nombre de spectacles par amour, pour satisfaire sa compagne plutôt que lui-même. Il est fidèle, oui, à toutes ses femmes. A toutes les femmes. Il en parle beaucoup des femmes, comme il a voulu tout connaître du jazz, il cherche à tout apprendre d’elles… Des femmes qu’il a connues, des femmes qu’il a aimées, de ses fidèles maîtresses… il est fidèle à chacune d’elles ! Pour cet amoureux du son, des voix, du chant, de la musique, quoi de plus beau que le gémissement amoureux ?
Jérôme Savary est un homme heureux, gâté et entouré de gens qui lui donnent plaisir et bonheur. Il se sent généreux et donne tout ce qu’il a.
Denis GROZDANOVITCH (1946-), Ecrivain :
Le bel ennui
Pour lui, le bonheur passe par la ritualisation et des habitudes consenties en ce qu’elles installent une furtive éternité au cœur du mouvement. Alors on est porté, et les angoisses s’envolent. Denis Grozdanovitch aime l’ennui, les rituels et la tradition. Hédoniste jusqu’au bout des os, il sait mieux que quiconque qu’il faut en passer par une lutte permanente et acharnée contre les passions. Les tenir à l’écart.
Le bonheur ? Un état poétique que beaucoup de gens connaissent, mais dont la marchandisation, le consumérisme –avoir, passion, excitation- leur a fait perdre le sens ou le goût. Le bonheur poétique, ce serait quelque chose comme se sentir bien avec soi-même. Cela a toujours été son cas. Il aime être seul avec lui-même dans les temps morts, lorsqu’il attend quelqu’un par exemple. C’est là que le temps prend toute sa valeur. En fait il passe énormément de temps à ne rien faire. Être capable, en somme, de s’accepter soi-même et d’accepter le destin que les Parques nous ont imparti. N’est-ce pas le propre d’une psychanalyse réussie que de s’accepter tel que l’on est plutôt que de chercher à guérir ses névroses ? C’est un contemplatif contrarié.
« J’ai une esthétique, mais pas d’éthique », dit-il. Il faut garder le contrôle sur le bonheur. C’est une lutte de chaque jour et de chaque instant, alors même que cette civilisation tente de nous en déposséder. Le siècle a fait de nous les petits soldats de la consommation. Il faut une vigilance extrême pour préserver les moments de plaisir et de bonheur. Il faut développer un petit quelque chose de schizophrénique pour préserver son bonheur… Sa méthode de ressaisissement est la lecture, et le sport son hygiène. Il est tellement joueur. Partie d’échecs chaque dimanche.
Il voudrait écrire un livre sur les femmes. Il y a cet esprit elfique, essence de l’éternel féminin… Il aime le côté pointu, exact des femmes. Elles sont plus réalistes que les hommes. Le vrai réalisme commande. Mais le vrai défaut féminin serait de verser dans l’ultra-réalisme, l’absence d’idéalisme.
Sylvain TESSON (1972-) : Ecrivain :
Tout le temps que je passe à marcher me sera-t-il décompté ?
Le bonheur… Je crois que je n’ai rien à dire parce que bizarrement, c’est un sujet qui ne m’intéresse pas. Faire du bonheur un objectif, comme si la vie avait une sorte de linéarité qui devait aboutir au bonheur, c’est prendre les choses à l’envers. Pour moi, la vie c’est la répétition à l’infini de la journée. Cette traversée du matin jusqu’au soir, c’est une échelle de temps et d’épanouissement. Je trouve que c’est merveilleusement proportionné à la capacité humaine d’action, de pensée, de rencontre. La journée, c’est la respiration parfaite. Et puis il y a cet éternel retour de la journée. Evidemment, ça entrave un peu les plans sur la comète et les projets de longue haleine. Mais au moins dans cet espace «jour » mesuré et raisonnable, si je n’arrive pas à rencontrer tout à fait le bonheur, je crois que je peux être assez heureux.
Je n’aime pas le bonheur « cocarde », le bonheur « Queue de mickey », qu’on décroche au manège les jours de foire. Ni le non-sens de la recherche du bonheur.
J’ai maintenant 36 ans. J’ai commencé à me dire que j’étais à la fois heureux et content, à partir du moment où j’ai bien maîtrisé le temps. Je crois que l’une des recettes d’une vie heureuse, du moins où l’on entretient l’appétit de vivre, c’est la maîtrise du temps. J’ai un gros appétit de vivre, une bonne énergie vitale, qui fait que je suis rarement fatigué, mais une espèce d’angoisse sourde, une angoisse énorme face au temps qui coule.
Avec mes premières expériences de voyages, je pouvais me payer le luxe de vivre, non pas des tranches de vie, liées à des expériences, mais de petites existences , très autonomes, contenues entre le moment où je partais et celui où je revenais. Comme le chat a neuf vies, j’ai autant d’existences que de voyages. D’autant plus que je les rapporte, et les raconte dans mes livres, petits barils non pas de poudre mais de papier qui me donnent l’impression d’avoir résolu la problème de la fuite du temps.
Avoir une vie différente à chaque fois, remplir le plus possible ma vie, ça apaise l’angoisse, c’est l’antidote à l’ennui, l’anti-ennui. Je n’ai pas encore acquis la sagesse de me dire, je vais m’asseoir sous l’arbre.