L’écriture de ce livre répond en effet à la fois à une nécessité et à une urgence : j’ai commencé ce texte en décembre 2014. Je savais depuis plusieurs semaines que nous devions vendre la maison de mon enfance, qui représente pour moi, depuis toujours, mon refuge, mon ancrage, le lieu de ma mémoire, de mon histoire familiale. Cette perte m’apparaissait alors à ce point insurmontable que j’avais décidé d’écrire sur ma maison, afin d’en sauver quelque chose. Faire de ce livre, en quelque sorte, le tombeau de ma maison. Quelle que soit la forme que l’écriture a prise pour moi depuis des années, ce qui l’a toujours rendue nécessaire est qu’elle m’a permis de garder vivant ce (et ceux) que j’avais perdu, qui inéluctablement s’en allait vers l’oubli, vers le silence. Donc, en décembre 2014, le seul livre nécessaire et urgent à écrire, pour moi, était celui-ci.
Puis, quelques semaines plus tard, s’est produit le massacre de Charlie Hebdo, suivi de ces deux autres terribles journées du 8 et du 9 janvier. Comme la plupart d’entre nous, j’ai ressenti un sentiment de bouleversement et de sidération immenses, ainsi que le sentiment d’être face à l’innommable. J’ai fait alors la seule chose que j’étais capable de faire : j’ai pris une feuille de papier et un stylo pour tenter de mettre des mots sur ce qui venait de se produire, tenter de mettre des mots pour ne pas avoir le sentiment d’être broyée par le non-sens. Je ne savais pas du tout alors, bien sûr, que ce serait le commencement d’un deuxième récit au sein du livre, je savais simplement que l’urgence consistait à essayer de nommer. Puis quelques semaines ont passé, et j’ai su que ce qui venait de se produire bouleversait mon projet de départ, mon sentiment d’urgence et de nécessité d’écriture.
Quelques semaines après janvier 2015, après les jours d’effroi, et alors que je continuais à écrire (pour moi) sur ce qui venait de se produire, j’ai eu l’intuition que ce que j’avais commencé à écrire sur la perte de la maison de mon enfance, et ce que je tentais d’exprimer face à ce qui venait de se produire, se faisaient écho : à savoir que dans les deux cas il s’agissait d’un sentiment de dépossession. Dans le premier cas, d’une dépossession intime (la maison de mon enfance), dans le deuxième cas, du sentiment de dépossession du monde tel que je croyais jusqu’alors l’habiter. A une perte intime faisait écho une perte collective, qui nous concernait tous. A partir de là, je me suis dit qu’il y avait un livre à tenter, dont je ne connaissais ni le mouvement ni l’issue, mais dont je ressentais profondément qu’il serait une forme de quête. Il me semble que face au sentiment de fissuration du monde tel que nous le percevons tous, la question du refuge (réel ou symbolique) se pose pour chacun. C’est ce qui m’a décidée à plonger dans l’écriture de ce livre : je me suis dit qu’il ne s’agissait plus seulement de ma propre histoire, de mes propres chagrins, mais que ce texte pouvait se faire la voix d’un questionnement collectif.
Ce n’est pas tant un sentiment de culpabilité que le sentiment alors inconnu et sur le moment incompréhensible pour moi, et que j’ai voulu ensuite explorer par l’écriture - parce que j’avais l’intuition que ce sentiment ne me concernait pas seulement moi, Laurence, mais était sans doute partagé par beaucoup de monde - : bien que je ne fasse pas partie des victimes de l’attentat, il me semblait qu’une part de mon corps avait été atteinte. Pourquoi ? En quoi ?
C’est d’ailleurs ce sentiment qui m’a convaincue d’écrire ce livre et de m’interroger sur cette période d’effondrement alors même que je n’avais pas été directement touchée par ce qui venait de se produire. En d’autres termes, c’est ce sentiment qui rendait pour moi légitime l’écriture de ce texte.
Je crois que pendant toute cette période où je ressentais de façon très intense la manière dont le monde, notre monde, basculait, je comprenais que la violence du monde était à ce point aigue qu’elle imprimait sur mon être, sur mon corps, sur nos corps, sa part de psychose. Elle en pulvérisait les contours, elle le morcelait. En cela, nous pouvions tous nous sentir atteints.
Il y a en effet trois axes forts et indissociables dans ce texte : le premier, celui du sentiment de dépossession du monde ; le deuxième, celui d’une perte intime (perte de la maison) ; le troisième, la maternité. Tout l’enjeu de l’écriture de ce texte a consisté à tenter de rendre compte de la manière dont ces trois phénomènes coexistaient.
En effet, en janvier 2015, je suis enceinte de quelques mois. Je porte la vie au moment où d’autres donnent la mort. C’est quelque chose qui m’est apparu alors, pendant tous les mois de ma grossesse, puis, même après, peut-être plus encore, après la naissance de mon petit garçon en avril 2015, comme un paradoxe insensé, presque violent : ce que les autres perçoivent de moi durant ces mois, c’est le corps glorieux de la maternité, alors que, au-dedans de moi, je sens mon corps atteint par l’effondrement du monde, et par la perte de mon monde intime.
Mais je crois aussi, avec le recul, que c’est peut-être précisément parce que je portais la vie, parce que je savais que dans quelques mois j’allais mettre au monde un petit être qui allait naître dans « mes mondes en ruine » que je ressentais à ce point l’effondrement du monde. Pour dire les choses autrement, à ce moment très particulier de mon existence où je portais un enfant, je ressentais la mort de manière quasi animale.
Oui, j’essaie d’exprimer combien, tout au long de ces mois, mon corps, qui jusqu’à présent était l’ultime garant de la délimitation entre moi et le monde, n’est plus capable de faire office de frontière. Il est devenu poreux, jamais le dehors et le dedans ne m’ont paru à ce point se rejoindre. C’est quelque chose que j’ai tenté d’explorer et de comprendre dans l’écriture de ce livre. Je crois, comme je le dis plus haut, que la violence du monde était devenue à ce point aigue que le réel imprimait sur mon être, sur mon corps, sa part de psychose, allant jusqu’à me donner la sensation d’un corps morcelé. N’avais-je pas la sensation, juste après chaque attentat, d’être à la fois ici et là-bas, ici en sécurité, vivante, indemne, et là-bas dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo, dans l’hypermarché casher de la Porte de Vincennes, dans la salle du Bataclan ? En cela, mon corps vivait l’effondrement du monde. Il me semble que c’est pour cette raison, comme je l’écrivais plus haut, que nous sommes nombreux à avoir la sensation d’avoir été atteints par les attentats, alors même que nous ne figurons pas parmi les victimes.
Toutes ces sensations, ces émotions, liées à la maison, font partie de moi, profondément. Depuis ma toute petite enfance, je suis venue et revenue dans cette maison. Je n’ai jamais cessé. Ma maison est une part de mon ossature intérieure, elle me constitue. Il a été si facile d’écrire ces chapitres, si poignant aussi car je savais que j’écrivais pour la dernière fois sur les odeurs de ma maison, sur ses espaces, sur ses murs, sur son corps blanc… Je n’ai jamais eu à chercher des souvenirs, tout était là. La difficulté consistait à trouver le juste équilibre entre ce que j’écrivais sur ma maison, et ce que j’exprimais du monde. C’était l’enjeu essentiel du texte. Je m’y suis reprise à plusieurs fois avant de trouver l’équilibre qui me paraissait juste. Mal dosé, le texte eût été indécent.
De manière plus générale, l’enfance me paraît si proche, elle est là, juste là, sous ma peau... C’est peut-être pour cette raison que je suis un écrivain.
Oui, bien sûr, nous qui aimons tant lire lisons peut-être avant tout pour ressentir que nous ne sommes pas les seuls à vivre ce que nous vivons, à éprouver ce que nous éprouvons sans savoir parfois le nommer. C’es pourquoi les textes sur les sentiments de honte, sur le chagrin, sur la perte, me bouleversent tant. C’est comme si une voix me chuchotait à l’oreille : « tu vois, tu n’es pas la seule à ressentir cela. N’aie pas peur, n’aie pas honte… » C’est bouleversant.
Je voudrais aussi dire que je pense qu’un des premiers rôles de l’écrivain, et de l’artiste, est de nous apprendre à poser un regard sur le monde, sur l’autre, sur soi, un regard qui prenne en compte la complexité du genre humain, des sentiments, des situations. En cela, les livres nous élargissent, ils nous rendent plus compréhensifs, plus tolérants, plus humains. En cette période très sombre, où d’aucuns voudraient nous faire croire que l’humanité se divise en deux, nous avons plus que jamais besoin de la littérature, du cinéma, du théâtre.
Oui, j’ai eu le sentiment avec ce texte que le réel me rattrapait sans cesse : alors que je pensais être sur le point de finir mon livre, s’est produit l’attentat du 13 novembre. Je ne pouvais évidemment pas ne pas poursuivre le livre. Je ne crois pas avoir vécu les attentas du 13 novembre différemment que ceux de janvier 2015, même si, évidemment, de par leur mode opératoire, et les victimes touchées, ils sont différents. Mais j’ai vécu le même bouleversement, la même sidération, le même sentiment d’être face à l’innommable, face à quelque chose que, pendant quarante ans dans mon pays, je n’avais jamais vécu. Il m’a semblé que le monde basculait encore davantage. Mon sentiment de fissuration du monde s’intensifiait un peu plus. Je traite cette deuxième vague d’attentats différemment dans le texte tout simplement pour ne pas redire de la même façon l’effroi, le choc, le manque de mots. Mais, pour moi, le ressenti a été le même, d’autant que, là encore, ces attentats ont eu lieu tout près de chez moi, à moins de cinq minutes à pied de l’école de mes enfants.
Je traite cette deuxième vague dans la troisième partie du texte, écrite quasiment dans un souffle, ce souffle provenant de l’écriture même, et dans laquelle je tente désespérément de ne pas abdiquer, de trouver, mot après mot, une issue face au réel qui m’assiège, qui nous assiège.
Si je n’avais pas alors déjà rendu mon texte, je l’aurais poursuivi avec l’attentat du 14 juillet à Nice où, cette fois, j’ai eu plus que jamais le sentiment que le réel me rattrapait : puisque la maison dont je parle est située à Nice, et que, le 14 juillet, j’y étais, pour la dernière fois, avant un adieu définitif à ce lieu de mon enfance. Mon refuge disparaissait et, au même moment, au même endroit, le monde sombrait un peu plus.
Tous les contes du monde entier, lus, dévorés, dans mon enfance (Contes de la Chine, Contes du Tibet, Contes de Mongolie, Contes d’Amérique du Sud…).
Aucun ! Au contraire, plus je lis un livre exceptionnel, plus je ressens une immense gratitude envers son auteur et l’énergie féroce de replonger à nouveau dans l’écriture, d’aller plus loin, de conquérir davantage de liberté d’écriture, de puissance.
Henry Miller, La Crucifixion en rose, tome 1 : Sexus
Noces, d`Albert Camus.
Un premier roman lu il y a plus d’un an et qui m’habite encore, D`argile et de feu d’Océane Madelaine, aux Editions des Busclats.
Franchement je ne saurais dire : la lecture d’un livre est de l’ordre de la rencontre, elle se fait, ou pas – et ce n’est pas pour autant que le livre est mauvais. Il y a tant de somptueux, puissants romans dans notre littérature. Interrogez-moi sur les textes qui m’ont fait grandir, m’ont appris le monde, l‘autre, m’ont aidée à vivre. Il y en a tant.
« Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été », Albert Camus.
Un très beau recueil de poèmes d’Eric Piette, jeune et magnifique auteur belge : L’impossible nudité. J’aime la profonde intériorité, musicalité et densité de la poésie – lorsque celle-ci vibre. Elle me nourrit. Je crois que j’en ai plus que jamais besoin.
Jack Nicholson...